TVA de la presse numérique : qui sont les hors-la-loi ?

Un article de presse imprimé sur du papier est soumis aujourd’hui à un taux de TVA de 2,10 %, tandis que le même article ou un article similaire diffusé en format numérique est taxé à… 19,6 %. Soit 9,5 fois plus !

Les lecteurs de journaux ne le savent pas, bien qu’ils soient de plus en plus nombreux à s’informer en passant alternativement de la version papier aux multiples éditions numériques de leurs quotidiens ou de leurs magazines favoris (ordinateur, tablette, smartphone). Un article de presse imprimé sur du papier est soumis aujourd’hui à un taux de TVA de 2,10 %, tandis que le même article ou un article similaire diffusé en format numérique est taxé à… 19,6 %. Soit 9,5 fois plus !
Il s’agit d’une aberration technocratique, dénoncée par tous, y compris au plus haut niveau de l’État et toutes tendances politiques confondues. Pourtant, le gouvernement peine à la remettre en cause, alors que cette situation injuste porte atteinte à l’un des fondements de la démocratie, dont il est censé être le garant : le pluralisme de la presse.

Qui paie cette surtaxe absurde sur l’information numérique ?

Les lecteurs bien sûr, puisque le taux « super réduit » de la TVA a été historiquement conçu comme une aide aux citoyens-électeurs afin de les encourager à s’informer dans le but « d’éclairer leur jugement ». Et voilà donc une partie grandissante de ces lecteurs – parmi lesquels les plus jeunes d’entre eux, qui ne fréquentent quasiment plus les marchands de journaux – pénalisés dans leur « pouvoir d’achat » informationnel.
Évidemment, nombreux sont ceux qui rétorqueront que tout cela n’est pas bien grave, puisque l’info sur Internet est essentiellement gratuite. Justement, c’est bien là que le bât blesse. La publicité étant de moins en moins rémunératrice, les sites gratuits, à quelques exceptions près, ne peuvent pas financer l’information originale, les dossiers fouillés, les reportages lointains, etc. Or, ces news gratuites, diffusées de manière massive et souvent répétitive, donnent l’illusion aux lecteurs qu’ils sont bien informés. En réalité, ils sont seulement submergés par des flux d’info qui ne traitent que l’éphémère et le superficiel, et rarement la profondeur.

Les éditeurs de presse soumis à un cruel dilemme

Pour faire croître leur audience et tenter de maintenir leurs recettes publicitaires, ils sont contraints de faire du gratuit, essentiellement à perte. Et s’ils décident de rendre leurs contenus payants – ou au moins une partie d’entre eux –, ils sont soumis à une surtaxe qui réduit considérablement leurs marges, et les fait inéluctablement plonger dans le rouge. A prix TTC constant (si l’on ne veut pas pénaliser les lecteurs), l’écart de recettes est exactement de 17,5 %. Or, aucun éditeur de presse ne réalise aujourd’hui des bénéfices qui lui permettraient d’absorber un tel coût.
Depuis un décret de 2009, la presse numérique est officiellement reconnue comme étant de la presse (jusque-là, la presse devait nécessairement être imprimée). Soumise aux mêmes obligations sociales et juridiques que la presse papier, elle doit donc relever du même statut fiscal. Dès sa création il y a quatre ans, le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil) s’est battu pour que cesse cette discrimination portant sur le taux de TVA de la presse numérique.
Ses responsables ont été reçus par de nombreuses personnalités de l’État, du gouvernement et du Parlement, aussi bien sous Nicolas Sarkozy que sous François Hollande. A chaque fois, il leur a été tenu un discours que l’on peut résumer ainsi : « Vous avez raison, cette situation est absurde, elle est préjudiciable à l’avenir de la presse, et donc de la démocratie. Mais nous n’y pouvons rien, c’est à Bruxelles que tout se décide ».

Un bel aveu d’impuissance ! Mais d’impuissance hypocrite...

Car depuis un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 10 novembre 2011, il est acquis que la décision relève du gouvernement français, et de lui seul.
Confirmant une jurisprudence ancienne et la renforçant de manière éclatante, la CJUE met en avant le principe de « neutralité fiscale » en vertu duquel deux prestations en concurrence ne peuvent être traitées différemment d’un point de vue fiscal.
Dans cet arrêt qui tranche une affaire opposant le gouvernement britannique au Rank Group (lire ici), la CJUE explique : « Selon une jurisprudence bien établie, le principe de neutralité fiscale s’oppose en particulier à ce que des marchandises ou des prestations de services semblables, qui se trouvent donc en concurrence les unes avec les autres, soient traitées de manière différente du point de vue de la TVA ».
Or, il est bien question ici de prestations en concurrence, entre presse imprimée et presse numérique. Et ce, d’autant plus, qu’il ne s’agit pas uniquement de concurrence entre des sites de presse édités par des « pure players » et des journaux papier traditionnels, mais aussi de concurrence interne entre la presse imprimée et ses propres sites web.
Dans un mémoire juridique adressé le 26 février 2013 au président de la République (lire ici), le Spiil explique : « Il est possible de démontrer que les obligations communautaires ne sont pas un obstacle, mais au contraire une exigence d’unification des taux de TVA pour la presse, qu’elle soit « papier » ou « numérique » (...). Le droit communautaire reconnaît une compétence des États-membres pour fixer des taux réduits ou super-réduits, voire des exonérations, pour des catégories définies (…).
Cette compétence inclut, pour les États-membres, un pouvoir d’interprétation quant au périmètre concret des prestations concernées, à condition de respecter le principe de la neutralité fiscale, et donc de non-discrimination entre prestations en concurrence. »

Une incohérence en droit interne français

La presse « imprimée » et la presse « numérique » qui sont soumises au même droit de la presse, sont considérées comme deux catégories juridiques différentes du point de vue du droit fiscal, la première étant une « publication » (2,10%) et l’autre un « service fourni par voie électronique » (19.6%).
Le Spiil n’est pas le seul à relever cette contradiction.
Début 2013, la ministre de la culture a demandé à un groupe d’experts présidé par un conseiller-maitre à la Cour des Comptes, Roch-Olivier Maistre, de rédiger un rapport sur les aides à la presse, qui lui a été remis officiellement le 2 mai 2013 (à consulter ici). La première de ses préconisations est sans ambiguïté : « Abaisser sans délai le régime de TVA applicable à la presse en ligne pour l’harmoniser avec celui applicable à la presse imprimée, afin de favoriser la transition numérique et assurer aussi bien la neutralité fiscale que la neutralité des supports ».
Tout en reconnaissant la pertinence de cette mesure qui devrait être mise en œuvre « sans délai », la ministre a préféré retarder sa décision, dans l’attente assez hypothétique d’un accord préalable de la Commission européenne. Jusqu’à présent, la Commission s’est obstinée, malgré les arrêts de la CJUE, à considérer la presse numérique comme un « service de communication » dont une modification du taux de TVA doit être obligatoirement, selon elle, approuvée à l’unanimité par les 28 États-membres.
Si la Commission ne fait pas évoluer sa position, la ministre s’est engagée à faire appliquer unilatéralement un taux de TVA unique à la presse à compter de l’an prochain. Encore faudrait-il que cette promesse soit tenue…
Ces tergiversations sont d’autant plus difficiles à comprendre que le principal objectif de la réforme des aides à la presse qu’Aurélie Filippetti s’apprête à mettre en place à compter du 1er janvier 2014, est le soutien à l’innovation. Or, comment la ministre de la culture peut-elle expliquer que l’État va dépenser des dizaines de millions d’euros en aides directes aux entreprises de presse pour les aider à innover dans le numérique, et dans le même temps appliquer une surtaxe rédhibitoire sur le chiffre d’affaires généré par ces innovations ?

La position paradoxale du gouvernement sur le livre numérique

En effet, le livre numérique bénéficie, lui, depuis janvier 2012 du même taux réduit de TVA que le livre imprimé. Cette décision votée par le Parlement sous la présidence de Nicolas Sarkozy a été attaquée en début d’année par la Commission européenne. Et voici ce qu’ont répondu le 22 février 2013 dans un communiqué commun (lire ici) les ministres Aurélie Filippetti et Fleur Pellerin (économie numérique) : « La France défendra devant la Cour de justice [de l’Union européenne] le principe de neutralité fiscale afin de ne pas entraver l’essor du livre numérique alors même que le marché européen est en cours de structuration ».

La neutralité fiscale serait défendable pour le livre et non pour la presse ?

C’est dans ce contexte, après l’arrêt rendu par la CJUE, que, début 2012, le Spiil qui regroupe près de 70 sites de presse en ligne (voir la liste en bas de la page, ici), a publiquement recommandé à ses membres d’appliquer un taux de TVA de 2,10 % à leurs contenus numériques. Depuis, certains articles presse (traditionnelle) ont formulé des critiques assez vives contre les éditeurs qui ont appliqué cette décision, les qualifiant même de « hors-la-loi ».
Le Spiil s’insurge contre cette interprétation. Il n’a aucune intention de se situer hors la loi. Il affirme, par contre, être en désaccord avec l’administration sur son interprétation de la loi, ce qui est son droit en démocratie. Et il est prêt à défendre sa position devant les autorités judiciaires françaises et européennes, seules habilitées à trancher, in fine.

En résumé : qui se place hors-la loi ?

  • Est-ce l’éditeur qui invoque les principes de neutralité des supports et de neutralité fiscale, tels qu’ils sont reconnus pas la Cour de justice de l’Union européenne, et qui applique, à ce titre, un taux de TVA de 2,10 % à sa production éditoriale numérique ?
  • Est-ce l’État qui continue, contre toute logique juridique, économique et politique, à considérer la presse numérique comme un simple « service de communication », en violation de la jurisprudence de la CJUE ?