Le content commerce, nouvelle planche de salut des médias généralistes

Le content commerce, nouvelle planche de salut des médias généralistes Etre commissionné pour des achats réalisés suite à la consultation de comparatifs ou de sélections de produits, c'est le virage (très rémunérateur) pris notamment par Le Monde et Le Parisien.

Avec un marché du display qui dégringole et des ventes papiers qui ont souffert du confinement, les grands médias de news ont peu de motifs de réjouissance. Il est pourtant une activité qui fait mieux que se défendre face à la crise : le content commerce, qui consiste à mettre en avant des sélections de produits pour toucher un pourcentage sur ceux que l'internaute achète après sa navigation. Alors que les ventes e-commerce ont explosé à la faveur du confinement, c'est tout naturellement que les revenus des médias qui s'adonnent à la pratique ont suivi cette tendance. "Les revenus réalisés via notre guide d'achat ont augmenté sur un an, en mars et en avril", se félicite Sophie Gourmelen, la directrice générale du Parisien. Le quotidien francilien, qui a réalisé près de 570 000 euros de revenus par ce biais en 2019, vise le million d'euros cette année. "C'est désormais le troisième pilier de notre modèle économique sur le numérique, avec la publicité et les abonnements", assure Sophie Gourmelen.

570 000 euros de revenus content commerce pour Le Parisien en 2019, un million d'euros espérés cette année

Si le content commerce a longtemps été l'apanage de sites tech comme Les Numériques, Presse Citron ou Frandroid, il en intéresse aujourd'hui plus d'un parmi les médias généralistes. "Les rédactions prennent conscience que la pratique n'est pas incompatible avec l'exigence de qualité éditoriale de chacun", observe Frank Surena, le patron de la plateforme d'affiliation Awin France. Un changement de mentalité qui relève sans doute aussi d'un certain pragmatisme. La plupart des médias français sont dans une situation économique compliquée, où tout nouveau levier de croissance est bon à prendre. "L'érosion de leurs revenus publicitaires a incité certains médias à franchir le cap", reconnait Frank Surena. Awin travaille notamment avec Le Parisien, Le Monde et Ouest France et multiplie, depuis quelques semaines, les contacts avec d'autres médias dont BFM TV et Cerise Media.

En France, le premier généraliste à s'être jeté à l'eau est Le Parisien, qui a lancé son guide du shopping en octobre 2017. Au programme du 15 mai : un comparatif de piscines hors sol à petit prix, un top des mascaras et une offre promo sur la gamme Sony. Autant de produits que le lecteur pourra trouver, en un clic, chez les e-commerçants partenaires. Une cinquantaine de contenus sont rédigés chaque semaine par une agence qui est supervisée par deux personnes de l'équipe numérique du Parisien. Accolées à chaque article, deux mentions informent le lecteur sur la nature du contenu auquel il accède. "Nous sommes transparents sur le fait qu'il n'est pas directement lié à la rédaction et que nous touchons une commission sur les transactions réalisées depuis ce guide", explique Sophie Gourmelen.

"Les taux de conversion oscillent entre 3,5 et 5% selon les dispositifs et les médias, contre 1% pour le reste du marché"

Cette volonté de ne pas transiger avec le contrat de lecture , on la retrouve dans le guide d'achat du Monde. Le quotidien du soir s'appuie, depuis juin 2018, sur les comparatifs réalisés par les journalistes de la référence du genre, l'américain Wirecutter. Les contenus du site, qui appartient depuis 2016 au New York Times, sont sélectionnés par la rédaction du Monde (les produits doivent coller aux exigences éditoriales du site mais aussi être disponibles pour le marché français) puis traduits par un pool de journalistes traducteurs spécialisés. "On a vu ce partenariat comme une première étape, un moyen de bien comprendre la mécanique du content commerce, avant d'investir plus largement", explique Pierre Cirignano, responsable des partenariats digitaux et du business development au sein du Monde. S'il préfère ne pas communiquer sur les modalités du deal, il est plus volubile lorsqu'il s'agit de justifier cette incursion dans le content commerce. "Une rédaction comme la nôtre crée des envies : acheter un livre, aller voir un spectacle ou souscrire à un abonnement SVOD… Mais nous ne captions jusque-là aucune valeur sur ces transactions, faute de lien avec les marchands concernés."

C'est désormais chose faite et la mécanique est d'autant plus vertueuse que, tout en gagnant de l'argent via la commission reversée par le partenaire marchand, le site estime rendre un réel service à son lecteur. "C'est tout de même plus rapide de cliquer sur un lien intégré au sein de l'article que de devoir retourner sur Google pour faire sa recherche", juge Pierre Cirignano. En clair, ça ne sera pas assimilé à de la publicité si l'intégration est pertinente et que c'est utile. D'où, sans doute, des performances supérieures à la moyenne du marché de l'affiliation. "Les taux de conversion (le pourcentage de lecteurs qui ont acheté le produit après avoir consulté l'article, ndlr) oscillent entre 3,5 et 5% selon les dispositifs et les médias, contre 1% pour le reste du marché", révèle Frank Surena.

Les taux de commission reversés par les partenaires sont compris entre 2 et 9%, en fonction du marchand, de la notoriété du média, du produit mis en avant et du dispositif proposé (article dédié ou présence parmi d'autres commerçants). "Les gros médias généralistes sont un peu mieux rétribués que le reste du marché car ils offrent aux e-commerçants une visibilité plus forte", décrypte Frank Surena. Les 150 guides publiés par Le Monde permettent aujourd'hui de générer 500 000 visites par mois. Cela alors que lesdits contenus ne bénéficient pas, au Monde comme au Parisien, d'une mise en avant effrénée. "On se contente de pousser certains contenus via des newsletters dédiées et de les rendre accessibles depuis notre homepage", résume Pierre Cirignano. "Le gros du trafic provient du référencement naturel, les contenus remontant bien dans les moteurs de recherche", dévoile Sophie Gourmelen.

"On est sur un RPM 10 fois plus importants que d'autres sources de revenus classiques comme la pub display ou les liens sponsos"

C'est aussi ce qui explique que la pratique du content commerce soit aujourd'hui plus rémunératrice que bien des axes de monétisation historiques des médias généralistes. "On est sur un RPM (revenu pour mille impressions, ndlr) 10 fois plus importants que d'autres sources de revenus classiques comme la pub display ou les liens sponsos", révèle Pierre Cirignano. Pas étonnant donc que le quotidien du soir ambitionne d'en faire une source de revenus importante. "Un pourcentage à deux chiffres de nos revenus numériques", espère Pierre Cirignano. La prochaine étape pour Le Monde est de déployer le modèle au sein des contenus produits par les journalistes de la rédaction. "On va tester l'intégration de widgets au sein de contenus affinitaires comme ceux de notre rubrique tech Pixels, poursuit Pierre Cirignano. Il faut que Le Monde devienne un réflexe pour un internaute en recherche d'une nouvelle banque, d'une assurance ou d'une réservation à un événement culturel."

Le Parisien compte, lui aussi, développer cette activité dans les semaines à venir. Sophie Gourmelen évoque, en vrac, des opportunités dans les secteurs du voyage, du jardinage ou de l'animalerie. "Il y a encore beaucoup de thématiques que nous n'avons pas abordées." Le modèle est d'autant plus vertueux que le guide du shopping du Parisien fait parfois office de porte d'entrée vers sa régie. "Certaines marques mises en avant veulent aller plus loin et diffuser des campagnes au sein de notre site", constate Sophie Gourmelen.

"Le Monde va tester l'intégration de widgets au sein de contenus affinitaires comme ceux de la rubrique tech Pixels"

Le Monde et Le Parisien sont loin d'être des cas isolés dans le paysage hexagonal. Le volume du montant des commissions perçues par les grands groupes médias français a augmenté de 60% entre les premiers trimestre 2019 et 2020, selon les estimations d'Awin. Car la demande est également très forte du côté des marchands. "Une présence dans un média comme Le Monde ou Le Parisien est un événement prestigieux. C'est donc un levier que tout marchand veut avoir dans son mix marketing", analyse Frank Surena. En France, Cdiscount, Fnac-Darty et Rue du commerce sont parmi les marchands les plus actifs. Avec Amazon, bien sûr. Même si la plateforme, qui domine l'e-commerce français, n'est "qu'un partenaire parmi d'autres", à en croire Sophie Gourmelen. C'est un autre des avantages du content commerce. La concurrence entre e-commerçants est très vive. Pas de risque donc de devoir composer avec un partenaire hégémonique comme c'est le cas avec Facebook et Google du côté de la publicité.

Enfin, si le content commerce est surtout affaire de retail (et notamment de high tech), ils sont nombreux à toquer à la porte. Dans la banque-assurance, les services, le voyage… "Je pense que même le secteur de l'automobile y viendra pour générer des demandes d'essai de véhicules", prédit Frank Surena. De quoi aiguiser un peu plus l'appétit de médias français décomplexés. Car faire du content commerce n'est plus un tabou. "Même un média hyper élitiste comme le New Yorker a sa rubrique recommandation", conclut Pierre Cirignano.