Tony Fadell (ex-Apple) "Tous les milliards dépensés dans le métaverse sont du gâchis"

Designer de génie, Tony Fadell a marqué le renouveau d'Apple en créant l'iPod et l'iPhone puis les produits de Nest, qu'il a cofondé. Il revient pour le JDN sur sa méthode créative et l'état de l'innovation actuel. Inspiration.

JDN. Vous avez publié en mai dernier "Build: An Unorthodox Guide to Making Things Worth Making" (chez Harper Business) dans lequel vous revenez sur vos expériences de la création de l'iPod, de l'iPhone et de votre société Nest Labs rachetée 3,2 milliards de dollars par Google en 2014. Quelle principale leçon faut-il en retenir ?

Tony Fadell est auteur, cofondateur de Nest Labs, ancien responsable de la division iPod et iPhone chez Apple, investisseur chez Future Shape. © S. de P. Tony Fadell

Tony Fadell. Dans la Silicon Valley, il est question en permanence de changement. On vous dit constamment qu'il faut se réinventer, bousculer les choses, adopter de nouvelles méthodes, etc. Mon ouvrage va à contre-courant de ce discours car il met en avant des méthodes qui existent depuis plus d'un siècle. La réalité est que la nature humaine n'a pas vraiment évolué. Pour réussir à créer des produits qui seront adoptés par le plus grand nombre, il faut être capable de faire preuve d'empathie et de comprendre la psychologie humaine. Parfois nous trouvons certaines technologies intéressantes en tant que geeks alors que le plus important est de comprendre comment celles-ci pourraient s'intégrer dans le quotidien de monsieur et madame Tout le monde. Vous ne pouvez pas laisser cela au hasard. Si l'iPhone a été adopté par autant de clients, c'est parce que le produit répondait à un problème. Le timing ainsi que le storytelling sont aussi des facteurs déterminants.

"Steve Jobs nous rappelait toujours le problème du client final"

Dans votre livre, vous insistez effectivement beaucoup sur l'importance de penser au storytelling et au marketing du produit dès sa conception. Pourquoi est-ce nécessaire ?

En tant que product manager, vous devez faire usage du storytelling de manière quotidienne, à commencer vis-à-vis des clients. Il est important de raconter une histoire qui puisse raisonner auprès d'une large audience afin que les futurs consommateurs comprennent pourquoi ils ont besoin du produit, par exemple en leur rappelant l'inconfort qu'ils pourraient ressentir s'ils ne l'utilisent pas. En interne, le storytelling est également indispensable pour fédérer des collaborateurs derrière une mission. Cette communication peut être textuelle ou visuelle mais elle doit permettre de faire comprendre aux collaborateurs pourquoi le produit sur lequel ils travaillent est important, quelle est la vision et la direction qu'ils doivent suivre, etc.

Justement, que vous disait Steve Jobs lorsque vous travailliez sur le développement de l'iPhone ?

Toute l'équipe était consciente que nous étions en train de créer un téléphone qui intégrerait de nouvelles fonctionnalités. Il s'agissait là du "What" . Mais il était aussi important de communiquer le "Why", autrement dit notre mission. Steve Jobs nous rappelait toujours le problème du client final. Pourquoi quelqu'un aurait-il besoin de cet appareil ? Imaginons qu'une personne doive sortir mais qu'elle ne puisse prendre qu'un seul appareil : elle devrait choisir entre un téléphone pour communiquer, un iPod pour se divertir ou bien un ordinateur pour la productivité. Nous résolvions ainsi son problème en réunissant toutes ces fonctionnalités en un seul appareil qui permettait également d'accéder à Internet depuis n'importe où. Ce storytelling permettait aussi de rappeler au client son problème tout en l'aidant à visualiser la solution.

"Il est difficile de s'appuyer sur des données pour tenter de prédire le succès commercial d'un produit innovant"

Dans votre ouvrage, vous classez les décisions importantes en deux catégories : celles prises à partir de données et les autres qui sont le fruit de l'intuition. A quel moment faut-il suivre son instinct ou plutôt s'appuyer sur des chiffres ?

La plupart des entreprises font le choix de la facilité en préférant améliorer ce qui existe déjà. Elles ajoutent de nouvelles fonctionnalités à un produit existant sans véritablement innover. Pourquoi ? Car elles s'appuient sur des chiffres. Cela leur permet de se rassurer, par exemple sur l'existence d'un marché, sa taille, son potentiel, etc. Mais quand vous créez un produit véritablement révolutionnaire, il est rare de disposer de telles données. Les dirigeants n'ont donc pas d'autre choix que de suivre leur intuition. Ce fut le cas avec l'iPod, l'iPhone mais aussi avec la création de Nest.

Quel conseil donneriez-vous aux entreprises qui veulent innover ?

Qu'il est difficile de s'appuyer sur des données pour tenter de prédire le succès commercial d'un produit innovant. Ce n'est qu'en le confrontant au marché que vous pourrez obtenir les données nécessaires à son amélioration. Le problème est qu'encore aujourd'hui beaucoup d'entreprises font appel à des cabinets de consulting qu'elles paient à prix d'or pour produire des études. Elles se réfugient ensuite derrière ces rapports pour se prémunir en cas d'échec. C'est une perte d'argent et de temps car en réalité personne ne peut prédire l'avenir. D'autant que ces consultants ont souvent torts…

A quel moment est-il opportun de confronter un premier prototype à de potentiels utilisateurs ?

Cela dépend de plusieurs facteurs. Une entreprise BtoC ne peut pas se contenter de montrer un prototype sans aucun contexte. Elle doit, dès le départ, penser son marketing et son storytelling. Dans le cas contraire, les consommateurs risquent de ne pas comprendre l'utilité de son invention. Au début du 20e siècle, les gens auraient répondu qu'ils préféraient avoir des chevaux plus rapides et non des voitures. Il n'était pas possible de leur montrer une photo de voiture ou de décrire son fonctionnement pour espérer obtenir un bon feedback. Ils n'avaient jamais utilisé de tels véhicules et pouvaient difficilement se projeter. Il est toujours possible de demander l'avis de conseillers extérieurs. En BtoB, les choses sont plus simples car les clients sont moins sensibles au marketing. Il est possible de créer un prototype puis de demander à quelques entreprises leur avis, voire de l'améliorer avec elles dans une démarche de cocréation.

"Dans les années 2000, nous avons eu la chance d'avoir à notre disposition des technologies qui avaient été développées pour différentes utilités et que personne n'utilisait de manière optimale"

Dans une interview publiée par le JDN, John Sculley, ex-PDG d'Apple, expliquait que la firme à la pomme était "une entreprise de design avant d'être une entreprise technologique". Etes-vous d'accord avec cette affirmation ?

A mes yeux, Apple est une entreprise holistique dans le sens où sa vocation est de mettre la technologie au service du consommateur. La raison pour laquelle Apple a autant de succès est que l'entreprise sait mieux que personne identifier des technologies pour les combiner de manière unique afin de créer de nouvelles expériences au service de l'utilisateur. Cela implique forcément un design bien pensé. Je ne fais pas référence ici uniquement au design des produits ou à l'UX, mais aussi aux graphismes, au marketing, au packaging, etc. En conclusion, la question n'est pas de savoir si Apple est une entreprise de design ou de technologie : elle combine ces deux compétences.

Certains trouvent qu'Apple innove moins qu'auparavant. Etes-vous de cet avis ?

La technologie fonctionne par cycles. Lorsque nous avons conçu l'iPod et l'iPhone, nous disposions d'un socle technologique très riche, à la fois du côté du software, mais aussi du hardware. Il faut du temps à des technologies pour atteindre une certaine maturité. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'il est possible de les assembler afin de créer un nouveau produit pour le consommateur. Dans les années 2000, nous avons eu la chance d'avoir à notre disposition des technologies qui avaient été développées pour différentes utilités et que personne n'utilisait de manière optimale. Apple a réussi à les exploiter au mieux. Désormais, la situation est différente puisque c'est à Apple de développer certaines de ces technologies fondamentales pour permettre la création de ce qui viendra ensuite. Bâtir ces nouveaux socles technologiques prend forcément du temps et cela implique d'y aller étape par étape. Par exemple, sans iPod, il n'y aurait pas eu d'iPhone.

Partagez-vous la conviction de Marissa Mayer, ex-CEO de Yahoo, selon laquelle avoir des contraintes favorise la créativité ?

Je suis convaincu que les contraintes favorisent la créativité, mais jusqu'à un certain point. Il ne faut pas non plus crouler dessous. Pour autant, de bonnes contraintes permettent souvent aux collaborateurs d'avoir de meilleurs résultats en termes de créativité. Des personnes habituées à innover avec des budgets de marketing de plusieurs dizaines de millions de dollars ne s'en sortiront sans doute pas avec de faibles budgets. C'est pour cela que je suis d'ailleurs convaincu que les meilleures entreprises sont créées en périodes de crise. Avec la situation économique actuelle que nous vivons, les entreprises vont par exemple devoir développer des business models plus solides.

"Je suis convaincu que l'Europe peut devenir leader de la révolution verte à venir"

Dans le contexte financier actuel, les entreprises vont donc devoir faire un meilleur usage de leurs capitaux ?

Oui, un peu à l'opposé de toutes ces start-up qui ont pu réaliser des levées de fonds records alors qu'elles continuaient à perdre de l'argent. Regardez les fonds investis dans ces entreprises du quick commerce qui vous promettent de vous livrer en quinze minutes. Malgré les pertes engendrées, ces sociétés continuent de dépenser de l'argent pour maintenir leur croissance alors même que leurs indicateurs financiers ne sont pas bons. Lorsqu'ils n'ont pas de contrainte en termes d'accès au capital, certains dirigeants peuvent avoir tendance à oublier qu'ils gèrent une entreprise.

Vous vous êtes montré assez critique sur le métaverse, pourquoi ?

Tous les milliards dépensés dans le métaverse sont du gâchis. Il faut se demander quel est l'objectif ici : créer du lien social ? Est-ce que je vais vraiment créer une connexion sociale avec vous à travers un casque de réalité virtuelle ? Je crois que nous avons d'autres problèmes à résoudre et que les technologies de VR et l'AR pourraient avoir d'autres utilités. D'autant que nous n'arrivons pas à modérer correctement les contenus dans le social web et certains veulent nous faire croire que nous y arriverons dans le métaverse. Pour autant, je reste un fervent partisan de la réalité virtuelle. J'ai d'ailleurs investi dans une start-up nommée Gravity Sketch qui permet de collaborer dans un univers 3D à travers des casques de réalité virtuelle. Cet outil fonctionne très bien et est incroyablement utile car il répond à un réel besoin.

"L'Europe va mener la révolution verte à venir"

Vous avez quitté la Silicon Valley pour vous installer à Paris. Pourquoi ce choix ?

Lorsque l'aventure Nest s'est terminée, je voulais vivre une expérience hors des Etats-Unis pour découvrir un nouvel environnement. Dans la Silicon Valley, ce sont régulièrement les mêmes types de problèmes qui reviennent sur la table. Ici, je découvre de nouvelles manières d'aborder les problèmes et j'en profite pour rencontrer des gens différents. Je trouve la ville de Paris très inspirante. C'est d'ailleurs ici, en 2009, que j'ai imaginé le business plan de Nest et que j'ai conçu le design du thermostat. L'écosystème français s'est d'ailleurs considérablement développé depuis. A l'époque, il n'y avait pas Vivatech, Station F et toutes les licornes d'aujourd'hui.

L'autre raison est que je suis convaincu que l'Europe va mener la révolution verte à venir et qu'elle a toutes les cartes en main pour en devenir leader. En étant basé ici, je découvre comment je peux apporter ma pierre à l'édifice pour résoudre ces défis, notamment celui du changement climatique. J'ai par exemple investi dans Sweep, une start-up parisienne qui a développé une plateforme pour accompagner les entreprises dans la réduction de leurs émissions carbones.

En parlant de lutte contre le réchauffement climatique, quel regard portez-vous sur les pratiques d'entreprises comme Apple qui incitent les consommateurs à racheter régulièrement de nouveaux produits ?

Apple est un fabricant qui continue à mettre à jour une grande partie de ses anciennes générations de téléphones, contrairement à l'écosystème Android. Il me semble que des mises à jour software sont notamment disponibles jusqu'à l'iPhone 7. Ceci dit, il faut noter que les entreprises ne vont pas s'arrêter de sortir de nouveaux produits chaque année. C'est à nous, consommateurs, de ne pas les acheter si nous n'en avons pas réellement besoin. Chaque année, de nouvelles voitures et de nouveaux ordinateurs sortent sur le marché. Est-ce nécessaire d'acheter le dernier modèle à la mode ?

Je pense que c'est aux consommateurs de modifier leurs habitudes, notamment en choisissant des produits plus durables. Cela vaut dans tous les secteurs. Prenons l'exemple du secteur de la mode avec le développement de la fast fashion où certains vêtements ont une durée de vie de trois mois. Il me semble important de privilégier des produits de qualité garantissant une longévité plus importante.

Tony Fadell est le fondateur et ex-CEO de Nest, une entreprise pionnière dans l'IOT, rachetée par Google en 2014. Auparavant, il a été SVP de la division iPod chez Apple où il a dirigé les équipes qui ont développé les dix-huit premières générations d'iPod ainsi que les trois premières générations d'iPhone. Il a déposé plus de 300 brevets au cours de sa carrière. En mai 2022, il publie son premier ouvrage "BUILD: An Unorthodox Guide to Making Things Worth Making" . Il occupe désormais le rôle de directeur au sein de Future Shape, un fonds d'investissement et cabinet de conseils dédié aux startups de la deep tech.