Apple (sans) computers : la vraie révolution menée par Steve Jobs

Steve Jobs a réussi une transformation radicale de son entreprise dont il est rarement fait état : le passage d'une entreprise industrielle vers une entreprise de services et de contenus.

En ces temps de célébration de la mémoire de l’un des plus grands entrepreneurs de l’histoire, il n’est pas inintéressant d’aborder l’Autre grande révolution conduite par Apple, celle dont il n’est jamais – ou trop rarement – question : la transformation d’une entreprise industrielle en une entreprise dédiée aux services et aux contenus. A n’en pas douter, Apple rejoindra très prochainement les rangs de ces grandes entreprises nord-américaines qui ont constitué de véritable Business Cases dans les écoles de management (IBM et Xerox bien sûr, mais aussi les ascensoristes comme Otis ou Schneider), pour avoir particulièrement bien négocié ce virage stratégique.

Les premiers à déclencher, de façon massive et donc visible, cette révolution, furent les grands acteurs de l’informatique.
En 2005, les déclarations presque simultanées d’IBM[1] et de Hewlett-Packard sur les services (50% du CA chez IBM) illustraient bien l’importance de ces activités pour la survie de ces grands « industriels ». De son côté, Apple décidait en 2007 de retirer le terme « computers » de son nom : il est vrai que cette entreprise est aujourd’hui le 1er distributeur de musique aux Etats-Unis…

Qu’est-ce qu’Apple en effet aujourd’hui ? Le symbole le plus lisible de ce que vont devenir de nombreuses entreprises industrielles occidentales : des entreprises qui maîtriseront leur R&D (en partie), leur design (surtout) et leur marketing (plus que tout). Ce dernier doit s’entendre au double sens de la maîtrise de la marque et de la maîtrise de la relation client. Apple, via son réseau mondial d’Apple Store, tend en effet à verrouiller de façon croissante sa relation avec ses utilisateurs et, plus que cela, ses fans. Cet esprit communautaire, nourri par l’image-type de l’entreprise californienne et par la mythologie qui l’accompagne (naissance dans un garage, cool-attitude…), constitue aujourd’hui le socle d’une relation client qui s’établit également sur une passion partagée et un environnement de marque soigné, élégant, voire élégiaque.
Mais Apple illustre aussi l’un des paradoxes de notre temps,
qui veut que plus une entreprise s’établit dans le domaine de l’économie digitale, plus elle a besoin de « lieux » pour ancrer son image, son identité et sa relation client. Orange ne s’y est pas trompée en lançant ses « Très Grandes Boutiques », largement inspirées du concept développé par Apple (bars des services, qualité du support physique, forme d’accueil…). Apple, ce sont donc des objets et des lieux au design raffiné, tout autant qu’un ensemble de contenus et de services auxquels ils permettent d’accéder au travers d’une expérience de marque plus maîtrisée et plus riche que ne peut l’être la seule expérience digitale.

Steve Jobs a donc réussi cette double mue extraordinaire (ancrer sa firme dans le monde « réel » et dans l’économie digitale des contenus et des services), l’entreprise ne fabriquant plus rien (tout est très largement sous-traité en Chine, on le sait) mais maîtrisant une chaîne de services et une forme de relation client qu’il est très difficile, aujourd’hui, de copier. Plus que cela, il aura réussi à élever respectivement au rang de mythe et d’icônes une trajectoire entrepreneuriale et une série d’objets utilitaires jadis si ternes et dépassionnés. C’est peut-être là que se situe, in fine, sa plus grande réussite.
Quelle leçon retenir de tout cela ?
Si vous fabriquez des cuvettes pour WC ou des aliments pour chat, songez-y : rien n’indiquait alors qu’un Personnal Computer ou un téléphone deviendraient des objets si personnels et si beaux, démultipliant notre intimité avec une sensation d’ubiquité et d’aisance troublante. Si Steve Jobs a permis à nos ordinateurs de nous suivre jusque dans le lit et sur le rebord de la table de nuit, qui sait ce qui nous environnera demain à l’heure du coucher ? La vraie révolution, au-delà des contenus et des services, au-delà aussi de l’expérience de la marque dans des lieux singuliers, c’est celle de notre quotidien et de ce qui nous donne le sentiment de le rendre plus élégant, plus simple et plus « relationnel ».

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[1]
A propos d’IBM, cf. notamment l’article d’A. Ruello dans Les Echos du jeudi 12 mai 2005, « la nouvelle mue d’IBM », p. 14.