La chute des ventes de disques s'accompagne
d'une attitude décomplexée des consommateurs face à
la piraterie. Cette situation est révélatrice de la crise
profonde que traverse actuellement l'industrie musicale. Jérôme
Roger, directeur général de l'Union des Producteurs Phonographiques
Français Indépendants (l'UPFI), analyse les causes profondes
de la situation du marché et aborde les grands axes de lutte contre
la piraterie de la musique sur Internet (propos
recueillis par e-mail le 17/09/03).
JDN.
Quel est le poids de la piraterie en ligne comparé à la
piraterie musicale en général ? Quelle est l'influence
réelle de ce phénomène sur le marché du disque?
Jérôme Roger. Il
est très difficile de quantifier de façon très précise l'importance de
la piraterie en ligne. Depuis deux mois, KaZaA, le principal réseau de
peer-to-peer, accusait certes une baisse régulière de se fréquentation
de 15 %, pour atteindre un nombre de connectés d'environ 3,5 millions.
Pourtant, il y a tout juste une semaine, le niveau de 4 millions de connectés
était de nouveau atteint sur KaZaA. Plus de 500 millions de fichiers musicaux
gratuits seraient aujourd'hui disponibles sur des sites pirates de téléchargement.
Ce dernier chiffre donne une idée de l'ampleur de la situation à laquelle
est confrontée l'industrie du disque, au plan mondial. La France est aujourd'hui
rattrapée par le phénomène du peer-to-peer à cause du développement rapide
de l'ADSL et du haut débit. Si la piraterie traditionnelle ne doit guère
dépasser plus de 5 % du chiffre d'affaires de l'industrie du disque
en France, il est évident que la piraterie en ligne explique en grande
partie le recul des ventes de 9 % au cours du premier semestre 2003.
A ma connaissance, il n'y a pas d'autres secteurs industriels qui aient
été confrontés à un problème aussi gigantesque.
Que
pensez-vous de la politique de lutte contre la piraterie menée
actuellement par la RIAA aux Etats-Unis ?
Soyons clairs : la piraterie, c'est du vol
et je n'ai aucune indulgence pour cette forme de délinquance. Toutefois,
je ne pense pas que la politique de répression de la RIAA qui consiste
à criminaliser les internautes soit très efficace. Plutôt que de s'en
prendre aux internautes, je préfère responsabiliser les fournisseurs d'accès
à Internet. Ou bien ces derniers acceptent de coopérer avec les producteurs
de musique, ou bien leur responsabilité devra être engagée s'ils ne font
rien pour empêcher l'accès aux contenus illicites. Mais, pour moi, il
faut établir une distinction entre les accrocs de la piraterie en ligne
et les internautes qui le font par frustration. Frustration, parce qu'ils
estiment que les CD sont trop chers et qu'ils ont envie d'accéder à des
titres qu'ils n'entendent jamais à la radio, ni à la télévision, et qu'ils
ont peu de chance de trouver dans les linéaires des grandes surfaces.
La piraterie en ligne contraint l'industrie du disque à revoir dans l'urgence
tous ses modèles économiques : pourquoi le prix d'un disque est-il déclassé
six mois après ? Dans ce cas, à quoi bon l'acheter tout de suite,
surtout si c'est pour retrouver les meilleurs titres sur une compilation
qui est éditée trois mois après la sortie de l'album ? Si un album
ne contient que deux ou trois bons titres, à quoi bon l'acheter ?
Quelle est la valeur d'un artiste à l'heure de la télé-réalité musicale ?
Bref, les Producteurs Indépendants considèrent qu'il ne suffit pas de
lutter contre la piraterie. Il ne sera sans doute même pas suffisant de
multiplier les offres légales et payantes de musique en ligne. Il faut
également revoir le modèle économique de notre industrie. La standardisation
des critères de production et la concentration du marché du disque ont
transformé le CD en un produit de consommation courante qui a terriblement
perdu de sa magie pour le consommateur.
Comment
s'y prendre pour favoriser le développement légal de la
musique en ligne ?
Aujourd'hui, les producteurs n'ont plus le
choix, de toute façon une grande partie de leurs catalogues est déjà présente
sur le réseau. Gratuitement. Et ce sont les intermédiaires qui s'enrichissent
aux dépens des créateurs : les télécoms, les fabricants de micro-ordinateurs,
les FAI... Le marché du disque va mal, mais la consommation de musique
ne s'est jamais aussi bien portée. Si l'on devait évaluer en chiffre d'affaires
toute la valeur ajoutée que représente l'utilisation immatérielle de la
musique, le poids économique de l'industrie du disque augmenterait de
façon spectaculaire. Voilà l'énorme défi qui nous attend :
transformer en revenus, pour les producteurs de musique, l'exploitation
immatérielle de la musique qui leur échappe presque totalement. Cela demande
une réflexion à tous les niveaux : favoriser, en premier lieu, les
services riches en titres musicaux et permettre le gravage des titres
téléchargeables sans trop de restriction. Offrir des "plus produits" au
consommateur pour le détourner du peer-to-peer. D'ailleurs, le peer-to-peer
n'offre pas une bonne qualité d'écoute et il sature la bande passante.
Ensuite, il faut s'interroger sur les profits réalisés par les télécoms
et les fabricants d'ordinateurs grâce à l'utilisation des oeuvres
protégées comme produits d'appel. Je ne serais pas choqué par l'établissement
d'une redevance pour compenser la perte de revenus que nous subissons
du fait de cette "évasion" de revenus.
La dématérialisation de la musique est, à terme, un phénomène inéluctable,
quoique le CD ait encore de beaux jours devant lui. Nous sommes entrés
dans une période de transition qui est celle de tous les dangers. Mais,
je suis positif : à terme, nous en sortirons renforcés à condition
que les maisons de disques acceptent de revoir leurs modèles économiques
et qu'elles embrassent Internet sans aucune restriction.
Les propositions
de l'UPFI pour un fonctionnement plus équilibré de
l'industrie musicale en France
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- Redynamiser
l'offre en magasin, élargir le référencement
dans les lieux de vente
- Sortir des modèles économiques dominants en ce
qui concerne la production discographique (en termes de promotion
et de marketing)
- Favoriser le développement du marché de la musique
en ligne
- Redonner au CD plus de séduction et accélérer
le développement du DVD musical et des nouveaux supports
(SACD)
- Diminuer le prix du disque grâce à la baisse de
la TVA
- Réguler les activités de diversification des chaînes
de télévision et des radios dans l'édition
phonographique
- Assurer une meilleure exposition des variétés
sur les chaînes du service public
- Assurer une plus grande diversité dans la programmation
musicale des radios privées et favoriser le développement
de réseaux alternatifs
- Favoriser les systèmes de protection des CD qui limitent
la copie sans l'interdire
- Disposer d'un arsenal répressif efficace
- Mettre en place un système fiscal incitatif en faveur
des producteurs afin de renforcer leur capacité d'investissement
dans le développement des carrières d'artistes.
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[Raphaële Karayan, JDNet]