JDNet. Pouvez-vous rapidement nous dire quelles sont les grandes conclusions
de votre ouvrage concernant le e-commerce ?
Philippe Moati.
Manifestement, c'est une forme de commerce qui a du potentiel. Mais il
est plus complémentaire que concurrent du commerce en magasins.
Il ne faut donc pas s'attendre à ce que le commerce électronique
détruise la grande distribution telle qu'on la connaît aujourd'hui.
Enfin, le troisième message que j'ai voulu faire passer, c'est
que lorsque nous regardons les acteurs qui pourraient s'approprier ce
nouveau circuit de distribution, il y a de fortes de chances pour que
les distributeurs classiques partent avec les meilleures chances.
Vous
disiez que ce n'était pas un hasard si la VPC s'est lancée
en premier dans le commerce électronique...
La logistique est fondamentale. C'est le nerf de la guerre dans ces activités,
sauf pour les produits qui passent directement par le tuyau ou qui possèdent
un système de transport particulier. Mais pour la plupart des gros
marchés, c'est le talon d'Achille. C'est là-dessus qu'on
peut douter de la capacité du commerce électronique à
s'imposer comme une formule capable de prendre des parts de marché
significatives. Et c'est là-dessus encore que va se dérouler
le combat concurrentiel entre les protagonistes. Effectivement, de ce
point de vue là, ne pas partir de zéro, notamment pour la
livraison point par point, comme c'est le cas pour les vépécistes,
c'est un énorme avantage. Si les entreprises de la grande distribution
ont fait d'énormes progrès ces dernières années
en matière de logistique, c'est quand même essentiellement
de la logistique de gros. Ils sont très forts pour approvisionner
les entrepôts et les magasins mais pour l'instant ils sont à
peu près aussi inexpérimentés que les autres pour
ce qui est de la livraison du client.
Que
pensez-vous de l'arrivée d'Auchan sur le secteur des cybermarchés.
N'ont-ils pas pris un peu de retard par rapport aux autres ?
Ce n'est pas du tout un handicap majeur. Tout d'abord, il faut bien considérer
qu'il y a encore très peu de cyber-consommateurs qui achètent
en cybermarché. Ce qu'on aurait pu craindre, c'est un phénomène
d'attachement qui s'opère pour d'autres sites concurrents, notamment
via la liste de courses à constituer la première fois qu'on
achète dans un cybermarché. Il y a un un effort à
réaliser pour le client qui achète pour la première
fois dans un cybermarché. Cet effort n'est pas négligeable
et une fois qu'on a fait cet effort, et qu'on a été à
peu près satisfait de la prestation, on peut craindre que cela
crée de l'inertie dans les comportements de consommation. Mais
là, vu le nombre de cyber-consommateurs, ce phénomène
est assez marginal. Je crois qu'il y a plus à gagner en acquérant
des nouveaux clients plutôt qu'à essayer de conquérir
les clients des concurrents. Et, à l'inverse, d'avoir regardé
les autres essuyer les plâtres, cela a permis d'apprendre.
Et
en ce qui concerne Leclerc, qui n'a toujours pas annoncé le lancement
d'un cybermarché...
Là, je suis plus inquiet, notamment sur la capacité des
groupements d'indépendants à être moteur en matière
de commerce électronique parce qu'ils vont rencontrer exactement
les mêmes difficultés que les autres, et elles sont déjà
colossales. Mais ils vont avoir un problème de plus que les autres.
La question va être de gérer l'activité de commerce
électronique vis-à-vis des magasins qui sont des adhérents.
Cela risque de les contraindre à adopter un modèle décentralisé,
sans que ce soit le résultat d'une réflexion stratégique.
On peut imaginer un serveur qui reçoit des commandes et, ensuite,
tout le reste est traité par les magasins pour éviter de
cannibaliser l'activité des adhérents. Aujourd'hui, nous
n'avons pas encore la preuve qu'il s'agisse de la formule qui assure la
meilleure compétitivité.
De
nombreux cybermarchés ont créé leur propre marque
sur Internet, sans afficher directement le nom du grand distributeur.
Qu'en pensez-vous ?
Il y a deux choses avec cette stratégie d'avancer à pas,
à peine, masqués. Ooshop, on sait que c'est Carrefour et
C-Mescourses, ce n'est pas caché non plus que c'est Casino derrière.
Cela correspond à une double motivation : comme ils ne sont
pas encore très sûrs de la qualité qu'ils vont servir
aux clients, autant éviter de gâcher l'actif immatériel
que constitue la marque. Mais il faut aussi comprendre qu'il n'est pas
évident que le cybermarché soit la transposition virtuelle
de l'hypermarché ou du supermarché. Cela risque d'être
un concept différent avec une politique d'assortiment différente,
une politique de ciblage différente, une politique de prix différente...
Plus on veut arriver à des concepts spécifiques ciblant
des clientèles particulières, avec une offre commerciale
bien démarquée, plus c'est encombrant d'utiliser systématiquement
la même enseigne. Ce n'est donc pas du tout choquant d'un strict
point de vue marketing. L'important, c'est de signaler clairement la marque
ombrelle, car c'est sécurisant et c'est un aspect primordial sur
Internet.
La
tendance n'est-elle pas en train de s'inverser avec le lancement de CarrefourDirect
et d'AuchanDirect ?
Je n'en suis pas sûr. Moi j'imagine assez bien des marques ombrelles
et puis des marques spécifiques. Donc sur le Net, ce qu'on peut
imaginer, c'est éventuellement une marque ombrelle qui abriterait
l'ensemble de l'activité marchande du distributeur. On peut très
bien imaginer un Carrefour.net avec un cybermarché, une activité
CD, une activité bricolage, etc. On est sur un créneau complètement
différent, avec des techniques de vente et un public nouveaux.
Il serait donc aberrant de partir avec la même enseigne, sauf à
vouloir vraiment rassurer totalement le consommateur sur ce qu'il va trouver
dedans. Si on fait exactement le même produit en ligne que dans
le réel, cela a du sens. C'est le cas par exemple de Darty. Mais
on n'aura jamais un hypermarché en ligne... Et même si on
pouvait retrouver tous les produits, cela ne remplit pas les mêmes
fonctions que l'hypermarché. Avoir la même enseigne en ligne,
cela ne me paraît pas pertinent.
Que pensez-vous du potentiel des cybermarchés ?
J'ai le sentiment qu'on a une vraie valeur qui est créée
pour le consommateur. Il y a une fraction significative de la population
qui n'éprouve pas de plaisir de passer son samedi matin en grande
surface. Même si l'habitude sociale et le taux d'équipement
du grand public ne sont pas encore à un niveau suffisant pour atteindre
la rentabilité, je crois que le jeu des réseaux sociaux
est en train de fonctionner. C'est vraiment comme ça que se fait
la diffusion. Ce n'est pas tellement la publicité qui va vous inciter
à acheter, c'est parce que vous avez un ami qui l'a fait et qui
en est satisfait. Et puis à votre tour, vous allez convaincre d'autres
personnes. Moi j'y crois réellement.
Plus
globalement, quelle est votre opinion en ce qui concerne la crise qui
touche aujourd'hui les start-up ?
Ce sont les excès du marché financier. Il y a eu un excès
d'un côté, il y en a maintenant un excès de l'autre.
Nous nous sommes enflammés de manière déraisonnable.
Même nous, en temps qu'analystes, nous avons dit que l'Internet
allait révolutionner le monde, etc. Il ne faut pas croire que la
nouvelle économie est une invention de la Bourse, c'est une invention
des analystes. Et aujourd'hui, on est en train de tout rejeter comme s'il
ne s'était rien passé. C'est tout aussi excessif ! Il y
a un vrai potentiel associé à Internet et au commerce électronique.
Simplement, il faut lui laisser le temps de s'imposer. C'est justement
parce que c'est révolutionnaire qu'il y a plein de nouvelles règles
du jeu à apprendre de la part des producteurs et de la part des
utilisateurs de ce genre de technologie. Il y a des usages sociaux à
créer autour, il y a un cadre législatif et réglementaire
à adapter. Et tout cela prend forcément du temps. Et il
est normal que l'on procède par tâtonnements, par un processus
d'essais et d'erreurs. Il faut comprendre que l'échec est consubstantiel
de cette phase d'émergence d'un marché. Il ne faut pas le
dramatiser.
Et
que pensez-vous de l'avenir des acteurs purement virtuels ?
On a commis une erreur en opposant les anciens et les nouveaux de l'économie.
Les anciens sont prisonniers d'un grand nombre de vecteurs d'inertie.
Ils ne sont pas très flexibles donc ils mettent du temps à
s'adapter aux nouvelles méthodes du Net. D'un autre côté,
les start-up, c'est exactement l'inverse. Elles n'ont pas d'héritage
à assumer et une créativité qui n'est pas entravée
par la lourdeur bureaucratique de la structure. Mais cela ne suffit pas,
il y a un moment où on a besoin de structure économique,
de facteurs de production, d'effectifs, de compétences, de back-office,
etc. On a besoin de tout ce qui fait un grand groupe dans un contexte
de globalisation. Et on voit bien que les structures économiques
sont en train d'évoluer vers des formes qui permettent de concilier
les avantages de la grande dimension et ceux de la petite dimension. Quel
que soit le secteur d'activité, il faut être capable d'être
grand et petit à la fois.
Qu'est-ce
que cela signifie ?
Cela veut dire que si on n'est que petit, comme une start-up, au bout
d'un moment, on s'aperçoit qu'il nous manque quelque chose et si
on est que gros, on risque de vivre le syndrome du dinosaure. Il faut
donc trouver des formes d'organisation qui permettent de concilier les
deux types d'atout et c'est ce que l'on voit se forger actuellement. C'est
une forme de réseau qui se met en place, où le gros anime
une nébuleuse de petits. Cela peut être des partenariats,
des participations minoritaires, voire des prises de contrôle. C'est
ce que l'on observe actuellement. Les bonnes start-up de la nouvelle économie
se font acheter parce qu'il y a une compétence réelle et
c'est un échange qui se produit. La petite entité apporte
quelque chose à la grosse entreprise qui, elle, lui donne tout
le back office nécessaire à son développement. C'est
le couplage des deux qui peut impliquer une relation capitalistique ou
simplement reposer sur des accords de coopération.
Une
start-up ne peut donc pas se développer indépendamment ?
Il y en aura toujours quelques-unes. Peut-être qu'Amazon constituera
cet exemple et que ce sera le Microsoft de l'avenir. Mais je pense que
cela restera du ressort de l'exceptionnel pour les raisons que j'ai évoquées
mais aussi pour des raisons patrimoniales. Le créateur a souvent
du mal à résister aux offres financières qu'on lui
propose...
Qu'aimez-vous
sur Internet ?
Le sentiment d'infinité.
Que
détestez-vous sur Internet ?
Le sentiment d'infinité.
Achetez-vous
en ligne ?
Oui, des livres, des disques, les courses alimentaires, des jouets...
Quel
est votre ou vos sites préférés ?
Boursorama, Alapage, Les Echos
_________________
"L'avenir
de la Grande Distribution",
Par
Philippe Moati,
Editions Odile Jacob, Paris,
Mars 2001, 170 francs.