Interviews  

Philippe Moati
Professeur d'économie à Paris 7
Crédoc

Philippe Moati est l'auteur de "L'avenir de la Grande Distribution", où il aborde notamment le commerce électronique, et plus particulièrement les cybermarchés. Directeur de recherche au Credoc (Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie), il analyse depuis ses débuts le développement du commerce électronique en France. Sa vision "extérieure" permet de mieux appréhender l'avenir de ce secteur très disputé.

          

Propos recueillis par Florence Santrot le 05 avril 2001 .

JDNet. Pouvez-vous rapidement nous dire quelles sont les grandes conclusions de votre ouvrage concernant le e-commerce ?
Philippe Moati. Manifestement, c'est une forme de commerce qui a du potentiel. Mais il est plus complémentaire que concurrent du commerce en magasins. Il ne faut donc pas s'attendre à ce que le commerce électronique détruise la grande distribution telle qu'on la connaît aujourd'hui. Enfin, le troisième message que j'ai voulu faire passer, c'est que lorsque nous regardons les acteurs qui pourraient s'approprier ce nouveau circuit de distribution, il y a de fortes de chances pour que les distributeurs classiques partent avec les meilleures chances.

Vous disiez que ce n'était pas un hasard si la VPC s'est lancée en premier dans le commerce électronique...
La logistique est fondamentale. C'est le nerf de la guerre dans ces activités, sauf pour les produits qui passent directement par le tuyau ou qui possèdent un système de transport particulier. Mais pour la plupart des gros marchés, c'est le talon d'Achille. C'est là-dessus qu'on peut douter de la capacité du commerce électronique à s'imposer comme une formule capable de prendre des parts de marché significatives. Et c'est là-dessus encore que va se dérouler le combat concurrentiel entre les protagonistes. Effectivement, de ce point de vue là, ne pas partir de zéro, notamment pour la livraison point par point, comme c'est le cas pour les vépécistes, c'est un énorme avantage. Si les entreprises de la grande distribution ont fait d'énormes progrès ces dernières années en matière de logistique, c'est quand même essentiellement de la logistique de gros. Ils sont très forts pour approvisionner les entrepôts et les magasins mais pour l'instant ils sont à peu près aussi inexpérimentés que les autres pour ce qui est de la livraison du client.

Que pensez-vous de l'arrivée d'Auchan sur le secteur des cybermarchés. N'ont-ils pas pris un peu de retard par rapport aux autres ?
Ce n'est pas du tout un handicap majeur. Tout d'abord, il faut bien considérer qu'il y a encore très peu de cyber-consommateurs qui achètent en cybermarché. Ce qu'on aurait pu craindre, c'est un phénomène d'attachement qui s'opère pour d'autres sites concurrents, notamment via la liste de courses à constituer la première fois qu'on achète dans un cybermarché. Il y a un un effort à réaliser pour le client qui achète pour la première fois dans un cybermarché. Cet effort n'est pas négligeable et une fois qu'on a fait cet effort, et qu'on a été à peu près satisfait de la prestation, on peut craindre que cela crée de l'inertie dans les comportements de consommation. Mais là, vu le nombre de cyber-consommateurs, ce phénomène est assez marginal. Je crois qu'il y a plus à gagner en acquérant des nouveaux clients plutôt qu'à essayer de conquérir les clients des concurrents. Et, à l'inverse, d'avoir regardé les autres essuyer les plâtres, cela a permis d'apprendre.

Et en ce qui concerne Leclerc, qui n'a toujours pas annoncé le lancement d'un cybermarché...
Là, je suis plus inquiet, notamment sur la capacité des groupements d'indépendants à être moteur en matière de commerce électronique parce qu'ils vont rencontrer exactement les mêmes difficultés que les autres, et elles sont déjà colossales. Mais ils vont avoir un problème de plus que les autres. La question va être de gérer l'activité de commerce électronique vis-à-vis des magasins qui sont des adhérents. Cela risque de les contraindre à adopter un modèle décentralisé, sans que ce soit le résultat d'une réflexion stratégique. On peut imaginer un serveur qui reçoit des commandes et, ensuite, tout le reste est traité par les magasins pour éviter de cannibaliser l'activité des adhérents. Aujourd'hui, nous n'avons pas encore la preuve qu'il s'agisse de la formule qui assure la meilleure compétitivité.

De nombreux cybermarchés ont créé leur propre marque sur Internet, sans afficher directement le nom du grand distributeur. Qu'en pensez-vous ?
Il y a deux choses avec cette stratégie d'avancer à pas, à peine, masqués. Ooshop, on sait que c'est Carrefour et C-Mescourses, ce n'est pas caché non plus que c'est Casino derrière. Cela correspond à une double motivation : comme ils ne sont pas encore très sûrs de la qualité qu'ils vont servir aux clients, autant éviter de gâcher l'actif immatériel que constitue la marque. Mais il faut aussi comprendre qu'il n'est pas évident que le cybermarché soit la transposition virtuelle de l'hypermarché ou du supermarché. Cela risque d'être un concept différent avec une politique d'assortiment différente, une politique de ciblage différente, une politique de prix différente... Plus on veut arriver à des concepts spécifiques ciblant des clientèles particulières, avec une offre commerciale bien démarquée, plus c'est encombrant d'utiliser systématiquement la même enseigne. Ce n'est donc pas du tout choquant d'un strict point de vue marketing. L'important, c'est de signaler clairement la marque ombrelle, car c'est sécurisant et c'est un aspect primordial sur Internet.

La tendance n'est-elle pas en train de s'inverser avec le lancement de CarrefourDirect et d'AuchanDirect ?
Je n'en suis pas sûr. Moi j'imagine assez bien des marques ombrelles et puis des marques spécifiques. Donc sur le Net, ce qu'on peut imaginer, c'est éventuellement une marque ombrelle qui abriterait l'ensemble de l'activité marchande du distributeur. On peut très bien imaginer un Carrefour.net avec un cybermarché, une activité CD, une activité bricolage, etc. On est sur un créneau complètement différent, avec des techniques de vente et un public nouveaux. Il serait donc aberrant de partir avec la même enseigne, sauf à vouloir vraiment rassurer totalement le consommateur sur ce qu'il va trouver dedans. Si on fait exactement le même produit en ligne que dans le réel, cela a du sens. C'est le cas par exemple de Darty. Mais on n'aura jamais un hypermarché en ligne... Et même si on pouvait retrouver tous les produits, cela ne remplit pas les mêmes fonctions que l'hypermarché. Avoir la même enseigne en ligne, cela ne me paraît pas pertinent.

Que pensez-vous du potentiel des cybermarchés ?
J'ai le sentiment qu'on a une vraie valeur qui est créée pour le consommateur. Il y a une fraction significative de la population qui n'éprouve pas de plaisir de passer son samedi matin en grande surface. Même si l'habitude sociale et le taux d'équipement du grand public ne sont pas encore à un niveau suffisant pour atteindre la rentabilité, je crois que le jeu des réseaux sociaux est en train de fonctionner. C'est vraiment comme ça que se fait la diffusion. Ce n'est pas tellement la publicité qui va vous inciter à acheter, c'est parce que vous avez un ami qui l'a fait et qui en est satisfait. Et puis à votre tour, vous allez convaincre d'autres personnes. Moi j'y crois réellement.

Plus globalement, quelle est votre opinion en ce qui concerne la crise qui touche aujourd'hui les start-up ?
Ce sont les excès du marché financier. Il y a eu un excès d'un côté, il y en a maintenant un excès de l'autre. Nous nous sommes enflammés de manière déraisonnable. Même nous, en temps qu'analystes, nous avons dit que l'Internet allait révolutionner le monde, etc. Il ne faut pas croire que la nouvelle économie est une invention de la Bourse, c'est une invention des analystes. Et aujourd'hui, on est en train de tout rejeter comme s'il ne s'était rien passé. C'est tout aussi excessif ! Il y a un vrai potentiel associé à Internet et au commerce électronique. Simplement, il faut lui laisser le temps de s'imposer. C'est justement parce que c'est révolutionnaire qu'il y a plein de nouvelles règles du jeu à apprendre de la part des producteurs et de la part des utilisateurs de ce genre de technologie. Il y a des usages sociaux à créer autour, il y a un cadre législatif et réglementaire à adapter. Et tout cela prend forcément du temps. Et il est normal que l'on procède par tâtonnements, par un processus d'essais et d'erreurs. Il faut comprendre que l'échec est consubstantiel de cette phase d'émergence d'un marché. Il ne faut pas le dramatiser.

Et que pensez-vous de l'avenir des acteurs purement virtuels ?
On a commis une erreur en opposant les anciens et les nouveaux de l'économie. Les anciens sont prisonniers d'un grand nombre de vecteurs d'inertie. Ils ne sont pas très flexibles donc ils mettent du temps à s'adapter aux nouvelles méthodes du Net. D'un autre côté, les start-up, c'est exactement l'inverse. Elles n'ont pas d'héritage à assumer et une créativité qui n'est pas entravée par la lourdeur bureaucratique de la structure. Mais cela ne suffit pas, il y a un moment où on a besoin de structure économique, de facteurs de production, d'effectifs, de compétences, de back-office, etc. On a besoin de tout ce qui fait un grand groupe dans un contexte de globalisation. Et on voit bien que les structures économiques sont en train d'évoluer vers des formes qui permettent de concilier les avantages de la grande dimension et ceux de la petite dimension. Quel que soit le secteur d'activité, il faut être capable d'être grand et petit à la fois.

Qu'est-ce que cela signifie ?
Cela veut dire que si on n'est que petit, comme une start-up, au bout d'un moment, on s'aperçoit qu'il nous manque quelque chose et si on est que gros, on risque de vivre le syndrome du dinosaure. Il faut donc trouver des formes d'organisation qui permettent de concilier les deux types d'atout et c'est ce que l'on voit se forger actuellement. C'est une forme de réseau qui se met en place, où le gros anime une nébuleuse de petits. Cela peut être des partenariats, des participations minoritaires, voire des prises de contrôle. C'est ce que l'on observe actuellement. Les bonnes start-up de la nouvelle économie se font acheter parce qu'il y a une compétence réelle et c'est un échange qui se produit. La petite entité apporte quelque chose à la grosse entreprise qui, elle, lui donne tout le back office nécessaire à son développement. C'est le couplage des deux qui peut impliquer une relation capitalistique ou simplement reposer sur des accords de coopération.

Une start-up ne peut donc pas se développer indépendamment ?
Il y en aura toujours quelques-unes. Peut-être qu'Amazon constituera cet exemple et que ce sera le Microsoft de l'avenir. Mais je pense que cela restera du ressort de l'exceptionnel pour les raisons que j'ai évoquées mais aussi pour des raisons patrimoniales. Le créateur a souvent du mal à résister aux offres financières qu'on lui propose...

Qu'aimez-vous sur Internet ?
Le sentiment d'infinité.

Que détestez-vous sur Internet ?
Le sentiment d'infinité.

Achetez-vous en ligne ?
Oui, des livres, des disques, les courses alimentaires, des jouets...

Quel est votre ou vos sites préférés ?
Boursorama, Alapage, Les Echos
_________________

"L'avenir de la Grande Distribution",
Par Philippe Moati,
Editions Odile Jacob, Paris,
Mars 2001, 170 francs.


Docteur ès sciences économiques de l'Université de Paris 1, Philippe Moati entre au Crédoc en 1988 en qualité de chargé de recherche au sein du département "Prospective de la consommation". En 1991, il est nommé directeur de recherche et crée le département "Dynamique des marchés", qui lance le Crédoc sur le créneau des études sectorielles. En 1994, à l'issue du concours d'agrégation de sciences économiques, il devient professeur à l'Université de Poitiers. Depuis 1998, Philippe Moati est professeur à l'Université Paris 7, dont il dirige le département d'économie. Il continue d'exercer la fonction de directeur de recherche au Crédoc.


 

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