JDNet. La création
des places de marché électroniques était présentée
en 2000 comme une promesse de révolution industrielle. Aujourd'hui,
cela ressemble plutôt à un échec...
Jean-Manuel Bullukian (JMB).
En fait, il faut revenir aux origines des places de marché électroniques,
aux motivations qui ont déterminé leur création.
De là sont nés quatre types de places de marché.
Il y a tout d'abord eu celles avec une vraie vision, la volonté
de transformer l'industrie; c'est par exemple le cas de la place de marché
automobile Covisint. Un deuxième facteur, bien plus répandu
qu'on ne le croit, était un objectif bassement mercantile. La troisième
catégorie, ce sont les places de marché créées
"en réaction contre" : la motivation est là défensive.
OFS Portal a par exemple été créée en réaction
contre TradeRanger [deux places de marché de l'industrie pétrolière,
ndlr]. Enfin, il y a les places de marché créées
dans un objectif d'amélioration d'efficience, de réduction
de coûts essentiellement. C'est le cas de Eutilia, avec la décision
de mettre en commun les processus d'achat. Covisint s'est aussi tournée
vers ça très rapidement. Naturellement, celles qui marchent
le mieux aujourd'hui, et qui ont le plus de chance de survivre, sont la
première et la dernière catégorie.
Quelles grandes difficultés
rencontrées par les places de marché font que la révolution
annoncée n'a toujours pas eu lieu ?
André Cichowlas (AC).
Les gens se sont rendus assez vite compte que ce serait plus long et plus
compliqué que prévu à l'origine. De nombreux facteurs
n'avaient pas été bien analysés. Tout d'abord, les
progiciels utilisés n'étaient pas capables de tout faire,
contrairement à ce qu'on avait cru à l'origine. Deuxièmement,
la connexion entre les différents progiciels n'est pas simple et,
enfin, la technologie n'était pas toujours mature. Pour faire par
exemple du collaborative design de manière efficace, il
faudra encore attendre quelques années. Du côté des
équipes, il y a eu également quelques déconvenues.
Au départ, les places de marché étaient bien souvent
dirigées par d'anciens banquiers, des consultants ou des gens issus
de la technologie alors qu'il aurait fallu des personnes avec de fortes
connaissances du métier (liens étroits avec les fournisseurs,
bonne connaissance des process, etc.). Et ces dirigeants n'avaient pas
non plus conscience qu'il était nécessaire de former des
équipes chez les clients, que des catalogues électroniques
devaient être faits et maintenus à jour et enfin que l'ensemble
de l'informatiques devait être reliée avec le système
financier, etc.
JMB. L'idée aussi que tout
le monde allait adopter les places de marché était erronée.
La nature humaine est réticente aux changements. Bien souvent,
si les pilotes ont fonctionné parce qu'ils étaient réalisés
par des personnes moitivées, la mise en oeuvre sur une plus large
échelle a coincé.
Quelles sont alors
les places de marché qui ont les moyens de résister ?
JMB. Celles qui sont à la fois suffisamment
patientes pour attendre la transformation interne des entreprises et qui
ont le financement. Tout le monde a été aveuglé par
les nouvelles perspectives technologiques, par la croissance de la Bourse
et par l'accès facile aux capitaux. D'autres ont pris plus de recul.
Covisint, par exemple, s'est immédiatement donné dix ans
pour réduire le temps de création d'une voiture de trois
à dix mois. C'est une stratégie réaliste et aujourd'hui,
Covisint existe encore alors que les autres ont disparu depuis longtemps.
Globalement, il faut une vraie vision, une vraie valeur ajoutée
et bénéficier de soutiens puissants.
AC. Il y a aussi le cas de petites
places de marché qui s'en sortent très bien. On peut par
exemple citer BravoSolution, place de marché BTP de l'italien Italcimenti.
Plus qu'une place de marché, c'est surtout une centrale d'achat.
BravoSolution est constituée principalement d'acheteurs qui aident
les entreprises à trouver de nouvelles sources de fournisseurs.
Cette place de marché, rentable, a su trouver une vraie valeur
ajoutée à apporter aux entreprises, tout en n'impactant
pas profondément leur fonctionnement. D'où un développement
rapide et un point d'équilibre atteint facilement.
Quels sont les nouveaux
enjeux aujourd'hui ?
AC. Aujourd'hui, après avoir défini la bonne
vision stratégique, maîtrisé la technologie et constitué
une équipe de professionnels du secteur, le nouvel enjeu est de
passer de l'étape du pilote à plusieurs milliers de transactions.
Cela signifie aussi aller plus en profondeur dans l'entreprise. Jusqu'à
présent, la place de marché était souvent une belle
vitrine, maintenant il faut dépasser ce stade pour que l'expérience
touche l'ensemble des secteurs de l'entreprise. Et il ne faut pas perdre
de vue que, au-delà de l'effet prix annoncé, des gains directs,
il y a surtout une croissance du business à espérer. Certains
fournisseurs qui ont opté très tôt pour une présence
sur les places de marché électronique ont vu leur chiffre
d'affaires progresser de 10 à 15 % en deux ans !
Quels
sont les principaux gisements de gains possibles via les places de marché ?
JMB. Dans
les achats, il ne faut pas perdre de vue que le moteur du e-procurement,
c'est le sourcing. Il faut proposer les deux ensembles pour avoir une
offre cohérente. L'idée du SRM (Supply Relationship Management)
est également intéressante. Cela repose sur l'idée
de co-développer ou de co-transporter des services ou des produits
en collaboration avec les fournisseurs. C'est un modèle gagnant-gagnant.
TradeRanger est sur ce modèle. Des gains sont aussi à espérer
du côté de la recherche et développement (design collaboratif,
etc.). Les grands secteurs industriels se penchent sur le sujet actuellement.
D'une manière plus globale, les places de marché consacrées
à des services dématérialisés et au hors produits
sont celles qui décolleront le plus vite. Pour les autres, la négociation
du prix n'est pas la seule variable, la question de la qualité
entre en ligne de compte. Et l'évaluation de ce critère
sur une place de marché n'est pas encore réaliste.
AC. Le principal gain à attendre se situera au niveau des
échanges de données. Le grand challenge est le partage de
data entre les fournisseurs, les producteurs et les distributeurs. Pour
cela, il faut que les standards soient les mêmes et donc que les
sociétés modifient en profondeur l'ensemble de leurs systèmes
d'information pour leur permettre de dialoguer entre eux. De toute manière,
aujourd'hui, les entreprises sont obligées d'aller vers le e-business,
il n'y a pas de retour en arrière possible. Il faut avoir conscience
que nous sommes à l'aube d'une grande révolution mais qu'elle
prendra des années avant d'arriver à son apogée,
car le processus de normalisation sera très lent.
En
attendant l'apparition de telles normes, que peuvent faire les places
de marché ?
JMB. Elles
sont clairement aujourd'hui dans une logique de survie. Heureusement,
la plupart qui sont encore debout aujourd'hui bénéficient
du soutien financier de grosses sociétés. Elles ont toutes
engagé une réorganisation en vue de réduire la voilure.
Cela passe par une réduction des équipes et des moyens engagés.
Leur but est maintenant de faire décoller les transactions en proposant
une palette de services limitée (achat, procurement, un peu de
collaboratif) mais à forte valeur ajoutée. Beaucoup ont
abandonné la facturation à la transaction pour proposer
un paiement à l'utilisateur avec une logique d'abonnement annuel.
C'est nettement plus intelligent pour favoriser les transactions. La place
de marché Elemica [industrie chimique, ndlr] a même
osé proposer son service gratuitement au début. Cela a permis
d'accroître son trafic rapidement. Enfin, certaines places de marché
poussent leurs principaux membres à créer des sortes de
places de marché intermédiaires pour canaliser les flux
internes avant d'arriver sur la place. Cela permet de réduire le
nombre de postes d'achat à deux ou trois et favorise les transactions.
AC. Une chose est sûre, les
tentatives de consolidation sont rarement des succès. En dehors
d'une certaine logique dans la consolidation au niveau des back-office,
cela me semble souvent infondé.
Chiffres
à l'appui, quelle est la situation actuelle du secteur des places
de marché ?
JMB.
Selon une étude de Jupiter Research sortie début 2002, 88 %
des places de marché n'étaient pas profitables. Ce chiffre
n'a sans doute pas beaucoup évolué depuis.
AC. Ce n'est d'ailleurs pas forcément
un but pour la place de marché. Celles qui sont fondées
par de grands groupes industriels n'ont pas d'objectifs de rentabilité
intrinsèque. Ce qu'il faut évaluer, c'est l'ensemble des
gains qu'apporte la place de marché à l'industrie. C'est
en cela qu'elle est rentable ou pas.