Pierre Lévy (Université
d'Ottawa) : "Le futur Web exprimera l'intelligence collective de l'humanité" Par le Journal du Net (Benchmark Group) URL : http://www.journaldunet.com/itws/it_plevy.shtml Lancer l'impression 01 septembre 2003 Pierre Lévy est titulaire d'une chaire de recherche du Canada en Intelligence Collective à l'université d'Ottawa. Un des principaux objectifs est de constituer une nouvelle couche sémantique du Web permettant de visualiser les processus d'intelligence collective à partir des données circulant dans le cyberespace. Plus concrètement, sur quoi pourraient déboucher ses travaux, dans le monde de l'entreprise par exemple ? C'est ce que le Journal du Net a cherché à savoir. Propos recueillis par Pierre Lombard le 01/09/2003
JDN. Depuis plusieurs
années, vous cherchez à mettre au point des dispositifs, des langages
informatiques, qui permettent de manipuler des connaissances. Avec un
peu de recul aujourd'hui, quel est le sens de cette recherche ?
L'équipe que je suis en train de réunir au Canada et dans le monde s'est clairement fixé pour tâche de contribuer à la constitution de cette troisième strate symbolique. Ce travail prolonge et synthétise mes travaux antérieurs sur les "technologies de l'intelligence", l'ingénierie de la connaissance, l'idéographie dynamique et les arbres de compétences. Je crois que j'ai maintenant atteint une certaine maturité parce que c'est la première fois que je réussis à intégrer une théorie complète de l'intelligence collective dans la construction même du système symbolique que je propose. Vous distinguez aujourd'hui
différents types de connaissances. Lesquels précisément ? - Les connaissances "procédurales", ou compétences, sont fondées sur l'accumulation d'expérience, sur l'exercice. Elles sont essentiellement incorporées dans notre système nerveux et difficilement représentable (comme conduire un avion, diriger une équipe ou parler une langue étrangère). L'informatique peut servir de support aux exercices permettant d'acquérir ces "savoir-faire" et permettre également de mieux les gérer dans des équipes en faisant jouer intelligemment les complémentarités. Les métiers développent et coordonnent les compétences. - Finalement, ce qu'on appelle souvent les "savoir-être" sont de l'ordre de l'intention, de la volonté, de l'orientation de l'action, des valeurs, du relationnel. Comme les autres genres de connaissances, les intentions peuvent et doivent faire l'objet d'une activité cognitive réfléchie en vue d'un perfectionnement et d'une mise en cohérence des intentions. Les philosophies pratiques, les sagesses, les spiritualités jouent depuis longtemps un rôle de développement des intentions. Un des rôles principaux des institutions consiste à coordonner les intentions des personnes qui en sont "membres". On retrouve les trois modalités classiques de l'esprit et de l'action : savoir (représentations), pouvoir (compétences), vouloir (intentions). Sans finalités fortes et convergentes l'action est incohérente. Sans représentations de soi et de l'environnement, elle est aveugle. Sans coordination des compétences, elle est impuissante. Ma théorie de l'intelligence collective veut expliquer l'interdépendance pratique de ces trois modalités de la cognition humaine. Vous voyez dans le
Web une nouvelle dimension de la communication qui devrait permettre de
mutualiser ces connaissances. Est-ce cela que vous dénommez Intelligence
collective ? Le Web accomplit trois grandes mutations : Comment arrive-t-on
à la notion d'écosystèmes d'idées ? La notion d'écosystème est particulièrement intéressante parce qu'elle permet de penser en même temps l'interdépendance dans un même espace (l'unité), la diversité des espèces, l'évolution et le changement. Ainsi, il devient possible de suivre l'intégralité des cycles de transformation dans l'univers symbolique (ou culturel) au lieu de s'arrêter au petit bout de circuit disciplinaire. Que dirait-on d'un biologiste qui prétendrait expliquer tout un écosystème en n'étudiant que les plantes ? Ou d'un autre qui voudrait tout expliquer à partir des insectes ? D'un troisième qui ne considérerait que les mammifères ? Eh bien, dans l'étude du fonctionnement des sociétés humaines, nous en sommes là Quant à la notion d'idée, il faut la prendre au sens technique que je lui donne dans ma théorie de l'intelligence collective : il s'agit de formes vivantes en interaction, qui se reproduisent, évoluent et ne peuvent subsister qu'en symbiose avec des sociétés de primates parlants. Donc une voiture, un poème ou une entreprise sont des idées parce qu'elles n'existent pas dans le monde animal et jouent dans la vie culturelle le rôle actif que je viens de décrire. Mon concept d'idée est essentiellement pragmatique. Quel est précisément
l'intérêt de cette notion dans le monde professionnel, dans le monde de
l'entreprise ? Mon hypothèse est évidemment qu'il existe une forte corrélation entre l'intelligence collective d'une entreprise (l'équilibre dynamique de toutes ses dimensions) et ses performances économiques durables. Une meilleure compréhension de l'environnement de l'entreprise ou de l'administration publique pourra être obtenue exactement de la même manière et pour les mêmes raisons. Le prix à payer pour ce gain d'intelligibilité sera l'apprentissage de la "langue de l'intelligence collective", qui traduira les données textuelles, numériques, statistiques et transactionnelles en symboles visuels synthétiques, en relation dans un espace tri-dimensionnel. Avec la notion de Web
sémantique, vous définissez un espace virtuel où les hyperliens pointeraient
non plus sur des documents (textes ou images) mais sur des concepts. Comment
cela fonctionnerait-il ? Chacun des quartiers de cette ville virtuelle aura la forme d'une roue à huit rayons. Les cubes qui composent ces roues abriteront des "zones sémantiques". Chacune de ces zones sera signalée par un idéogramme de la langue de l'intelligence collective. Les parties de la ville (roues, cubes) exhiberont de manière détaillée les liens qu'elles entretiennent avec les autres parties. Les objets informationnels (sciences, arts, métiers, institutions, documents, messages, personnes, équipements) seront représentés comme des êtres qui relient les différentes parties de la ville en transportant des ressources d'une zone à l'autre. En visitant la ville, on découvrira donc la structure des relations entre les zones sémantiques, c'est-à-dire la structure de l'intelligence collective considérée, que ce soit à l'échelle d'un document, d'une entreprise, d'une ville, d'un pays, ou (à la limite) à l'échelle de tout ce qui circule sur le Web. Chaque objet ou acteur pourra être visualisé dans cet espace virtuel en relation avec d'autres objets, et on pourra également s'en servir comme d'un moteur de recherche. La grande différence avec les moteurs de recherche classiques est que tous les objets seront représentés en contexte et sur le même "fond de carte", ce qui permettra de faire des comparaisons pertinentes et d'obtenir des vues d'ensemble. Dans combien de temps
peut-on espérer aboutir à des résultats concrets dans ce domaine ? Quelles
pourraient être les applications professionnelles du Web sémantique? Pour répondre à votre question sur les applications professionnelles, j'ai un peu de mal à les distinguer des autres. Je n'envisage pour l'instant que des applications "sérieuses", puisque, par hypothèse, l'intelligence collective est étroitement corrélée à la situation démographique, à la santé publique, au niveau d'éducation, à la prospérité économique, à la vitalité des arts et de la recherche scientifique, à la participation démocratique et aux droits de l'homme. Il s'agit donc d'une approche entièrement orientée vers le développement humain dans toutes ses dimensions. Cela explique que l'organisation panaméricaine de la santé soutienne officiellement notre projet de recherche. Comment se situent
vos recherches sur le Web sémantique par rapport à celles du W3C et son
langage OWL par exemple ? Vous avez également
développé une langage idéographique. Il s'agit de formaliser nos perceptions,
nos actions ? Dans quel but ?
L'avantage des écritures idéographiques est qu'elles sont indépendantes des langues naturelles, comme le sont la notation des nombres ou les idéogrammes chinois (qui peuvent être lus en mandarin ou en cantonais, par exemple). Les idéogrammes de la langue de l'intelligence collective jouent le rôle de "personnages" élémentaires du monde des idées qui condensent le contenu d'un grand nombre de liens, de transactions et d'informations ayant des fonctions voisines dans l'écosystème de l'intelligence collective. Ces idéogrammes représentent des zones sémantiques beaucoup plus vastes que les mots des langues naturelles, ce sont des sortes de "codes postaux" du cyberespace capables de visualiser les ressources informationnelles et les dynamiques transactionnelles qui passent par eux. Ils permettent également de simuler des écologies d'idées. Ces idéogrammes pourront devenir nos partenaires dans le pilotage de l'intelligence collective à l'époque de la cyberculture, comme les idéogrammes statiques et les caractères alphabétiques l'avaient été à l'époque des civilisations nées de l'écriture. Quelles sont les difficultés
que vous rencontrez aujourd'hui, sur le plan technique, sur les plans
des usages ? Vous comptez développer
une communauté autour de la notion d'intelligence collective ? Quelle
sera précisément son rôle ?
En France, un premier groupe de réflexion s'est
constitué autour de Philippe Durrance et Jean-Michel Cornu, de la FING.
L'université de Limoges offre déjà un DESS en management de l'intelligence
collective, animé par Guy Casteignau, qui est aussi le responsable du
campus numérique de cette université. Un master international et divers
doctorats sont à l'étude au Canada et au Brésil. Outre les membres de
l'équipe scientifique proprement dite, un grand nombre de personnes, de
consultants, d'organisations internationales, d'entreprises, d'administrations
s'intéressent à cette problématique de l'intelligence collective. Le rôle
du futur "Collective Intelligence Network" est de constituer une sorte
de communauté de pratique internationale sur ce sujet. Ce club d'échanges
d'idées, de méthodes et d'outils réunira aussi bien des membres de la
communauté académique que des responsables d'entreprises, des animateurs
d'ONG ou des cadres d'administrations publiques. L'intelligence collective
est une pratique ouverte et positive de la transversalité. Pierre Lévy, 47 ans, docteur en philosophie, s'intéresse depuis le début des années 1980 à la signification des technologies numériques dans nos sociétés. Professeur au département hypermédia de l'université Paris-VIII, puis à l'université du Québec, il obtient à l'université d'Ottawa en 2002 la chaire d'intelligence collective rattachée aux départements de communication et de psychologie cognitive. Penseur original et auteur prolifique, Pierre Lévy a publié une douzaine d'ouvrages dont La machine Univers (1987) sur les implications culturelles de l'informatisation et ses racines dans l'histoire de l'Occident. Son dernier ouvrage Cyberdémocratie, essai de philosophie politique (Odile Jacob, Paris, 2002), explore les nouveaux chemins de la vie publique dans la cyberculture. Pierre Lévy a également contribué à fonder en 1992 la société Trivium, qui développe et commercialise le logiciel et la méthode des arbres de connaissances. |
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