JDN.
Depuis plusieurs années, vous cherchez à mettre au point
des dispositifs, des langages informatiques, qui permettent
de manipuler des connaissances. Avec un peu de recul
aujourd'hui, quel est le sens de cette recherche ?
Pierre Lévy.
Nous disposons avec l'informatique et les réseaux de
nouveaux supports de communication et d'expression symbolique.
Mais ces nouvelles possibilités techniques ne sont largement
accessibles que depuis dix ou vingt ans (le Web n'existe
que depuis dix ans!). Je suis persuadé que l'exploitation
culturelle et cognitive de ces possibilités n'en n'est
qu'à son tout début. Je me situe dans la ligne de recherche
dessinée dès les années 1960 par Douglas Engelbart,
qui parlait d'augmentation des potentialités intellectuelles
de l'humain, tant sur les plans individuel que collectif
(par opposition au programme de recherche de l'IA, qui
parlait de simulation de l'intelligence).
La
manipulation directe des objets visuels à l'écran par
la main, l'hypertexte, les icônes, les simulations graphiques
interactives de phénomènes complexes, l'interconnexion
générale des documents, les moteurs de recherche, les
forums en ligne et les mondes virtuels multiparticipants
représentent les premiers pas d'une avancée qui se poursuivra
dans les années et les siècles à venir. Il s'agit d'une
mutation culturelle comparable à l'invention de l'écriture,
une nouvelle "couche symbolique" est en train d'apparaître.
Disons que le langage oral porte l'intelligence collective
de la tribu, que l'écriture porte l'intelligence collective
de la ville, et que le futur Web sémantique exprimera
l'intelligence collective de l'humanité mondialisée
interconnectée dans le cyberespace.
L'équipe que je suis en train
de réunir au Canada et dans le monde s'est clairement
fixé pour tâche de contribuer à la constitution de cette
troisième strate symbolique. Ce travail prolonge et
synthétise mes travaux antérieurs sur les "technologies
de l'intelligence", l'ingénierie de la connaissance,
l'idéographie dynamique et les arbres de compétences.
Je crois que j'ai maintenant atteint une certaine maturité
parce que c'est la première fois que je réussis à intégrer
une théorie complète de l'intelligence collective dans
la construction même du système symbolique que je propose.
Vous
distinguez aujourd'hui différents types de connaissances.
Lesquels précisément ?
- Les connaissances "déclaratives"
sont essentiellement fondées sur des représentations,
discursives, visuelles, sonores, etc. Bien entendu,
les documents qui portent ces représentations ne doivent
pas être confondus avec les connaissances elles-mêmes,
qui supposent une capacité d'utilisation pertinente
et d'interprétation créative des représentations en
question. Je dirais que les connaissances déclaratives
sont des "images" plus ou moins précises et élaborées
du monde dans lequel nous vivons. Elles figurent la
partie "perceptive" de notre intelligence. Cette perception
est évidemment constructive. Elle peut être indéfiniment
approfondie et diversifiée et n'est pas censée refléter
un monde fixe et objectif. Les arts et les sciences
sont les principaux développeurs et coordinateurs de
ces connaissances représentatives à l'échelle culturelle.
- Les connaissances "procédurales",
ou compétences, sont fondées sur l'accumulation d'expérience,
sur l'exercice. Elles sont essentiellement incorporées
dans notre système nerveux et difficilement représentable
(comme conduire un avion, diriger une équipe ou parler
une langue étrangère). L'informatique peut servir de
support aux exercices permettant d'acquérir ces "savoir-faire"
et permettre également de mieux les gérer dans des équipes
en faisant jouer intelligemment les complémentarités.
Les métiers développent et coordonnent les compétences.
- Finalement, ce qu'on appelle
souvent les "savoir-être" sont de l'ordre de
l'intention, de la volonté, de l'orientation de l'action,
des valeurs, du relationnel. Comme les autres genres
de connaissances, les intentions peuvent et doivent
faire l'objet d'une activité cognitive réfléchie en
vue d'un perfectionnement et d'une mise en cohérence
des intentions. Les philosophies pratiques, les sagesses,
les spiritualités jouent depuis longtemps un rôle de
développement des intentions. Un des rôles principaux
des institutions consiste à coordonner les intentions
des personnes qui en sont "membres".
On retrouve les trois modalités
classiques de l'esprit
et de l'action : savoir (représentations),
pouvoir (compétences), vouloir (intentions). Sans finalités
fortes et convergentes l'action est incohérente. Sans
représentations de soi et de l'environnement, elle est
aveugle. Sans coordination des compétences, elle est
impuissante. Ma théorie de l'intelligence collective
veut expliquer l'interdépendance pratique de ces trois
modalités de la cognition humaine.
Vous
voyez dans le Web une nouvelle dimension de la communication
qui devrait permettre de mutualiser ces connaissances.
Est-ce cela que vous dénommez Intelligence collective
?
L'intelligence collective existe dès
les sociétés animales, des fourmilières aux hardes de
babouins. Elle accomplit un saut fantastique avec l'humain
du fait du langage, de la technique et des institutions
complexes qui caractérisent notre espèce. L'évolution
culturelle humaine peut être considérée comme un lent
processus de croissance de l'intelligence collective,
qui suit un parcours en zig-zag, plein d'essais et d'erreurs,
mais avec quelques grandes étapes irréversibles à long
terme : inventions de l'agriculture, de la ville, de
l'état, de la monnaie, de la science expérimentale,
des moyens de transport modernes, etc. Les écritures
idéographiques, l'alphabet, l'imprimerie et les médias
électroniques ont joué un rôle important dans cette
évolution culturelle vers une intelligence collective
plus efficace. Dans ces derniers cas, il s'agit d'une
augmentation de la puissance du langage. Il est clair
qu'une bibliothèque ou un fichier manuel partagé est
déjà un dispositif de mutualisation du savoir. Je crois
que l'avènement du Web représente un pas de plus dans
cette longue histoire.
Le Web accomplit trois grandes
mutations :
1) tous les documents et tous les types de représentation
sont virtuellement interconnectés.
2) Tout document présent en un point du réseau est virtuellement
présent partout dans le réseau.
3) Les signes ont acquis une capacité d'action et d'interaction
autonome grâce au logiciel.
La culture dont nous avons hérité est construite sur
d'autres prémisses... Il va nous falloir plusieurs générations
pour comprendre et exploiter au mieux ces transformations
dans le sens d'une amélioration de l'intelligence collective.
Comment
arrive-t-on à la notion d'écosystèmes d'idées ?
Les sciences humaines telles que l'économie,
la sociologie, la psychologie, etc, étudient chacune
un aspect de la vie culturelle. Je crois que c'est précisément
ce découpage disciplinaire qui empêche l'émergence d'une
véritable science de l'homme. Les sciences de la nature
se sont constituées au XVIIe siècle à partir d'une unification
de l'espace, d'une suppression des barrières imaginaires
qui séparait le monde céleste et le monde sublunaire
(terrestre) dans la cosmologie médiévale. La loi de
la gravitation est universelle, elle s'applique aussi
bien à une pomme qu'à une planète et aussi bien sur
une étoile que dans ma cuisine. Il est temps de réaliser
cette unification, cette tombée des cloisons, dans l'étude
de l'univers culturel.
La notion d'écosystème est
particulièrement intéressante parce qu'elle permet de
penser en même temps l'interdépendance dans un même
espace (l'unité), la diversité des espèces, l'évolution
et le changement. Ainsi, il devient possible de suivre
l'intégralité des cycles de transformation dans l'univers
symbolique (ou culturel) au lieu de s'arrêter au petit
bout de circuit disciplinaire. Que dirait-on d'un biologiste
qui prétendrait expliquer tout un écosystème en n'étudiant
que les plantes ? Ou d'un autre qui voudrait tout expliquer
à partir des insectes ? D'un troisième qui ne considérerait
que les mammifères ? Eh bien, dans l'étude du fonctionnement
des sociétés humaines, nous en sommes là
Quant à la
notion d'idée, il faut la prendre au sens technique
que je lui donne dans ma théorie de l'intelligence collective
: il s'agit de formes vivantes en interaction, qui se
reproduisent, évoluent et ne peuvent subsister qu'en
symbiose avec des sociétés de primates parlants. Donc
une voiture, un poème ou une entreprise sont des idées
parce qu'elles n'existent pas dans le monde animal et
jouent dans la vie culturelle le rôle actif que je viens
de décrire. Mon concept d'idée est essentiellement pragmatique.
Quel
est précisément l'intérêt de cette notion dans le monde
professionnel, dans le monde de l'entreprise ?
Je crois qu'elle permet de saisir l'interdépendance
des dimensions financières, managériales, marketing,
production, technique, relationnelle, émotionnelle,
humaine, cognitive, documentaire, "culturelle" et autres.
Dans les années à venir, une part croissante des actes
accomplis par une entreprise passera par le cyberespace
ou laissera des traces dans le cyberespace. Toutes ces
données pourront être traduites dans un modèle visuel,
analytique et synthétique de l'intelligence collective
de l'entreprise, autorisant des simulations et constituant
un support d'aide à la décision.
Mon hypothèse est évidemment
qu'il existe une forte corrélation entre l'intelligence
collective d'une entreprise (l'équilibre dynamique de
toutes ses dimensions) et ses performances économiques
durables. Une meilleure compréhension de l'environnement
de l'entreprise ou de l'administration publique pourra
être obtenue exactement de la même manière et pour les
mêmes raisons. Le prix à payer pour ce gain d'intelligibilité
sera l'apprentissage de la "langue de l'intelligence
collective", qui traduira les données textuelles, numériques,
statistiques et transactionnelles en symboles visuels
synthétiques, en relation dans un espace tri-dimensionnel.
Avec
la notion de Web sémantique, vous définissez un espace
virtuel où les hyperliens pointeraient non plus sur
des documents (textes ou images) mais sur des concepts.
Comment cela fonctionnerait-il ?
Dans le modèle que je propose avec mon
équipe, l'espace sémantique sera représenté par une
architecture virtuelle, une sorte de "ville abstraite"
à plusieurs échelles pertinentes de représentation.
Cette ville est une sorte de miroir de l'intelligence
collective qui abritera six "quartiers" correspondant
aux représentations mentales (1), aux compétences (2),
aux intentions (3) - on reconnaît les trois sortes de
connaissances -, ainsi qu'aux réseaux de messages (4),
aux réseaux sociaux (5) et aux réseaux techniques (6)
- on reconnaît là les trois sortes de "réalités" qui
composent les univers humains.
Chacun des quartiers de cette
ville virtuelle aura la forme d'une roue à huit rayons.
Les cubes qui composent
ces roues abriteront des "zones sémantiques". Chacune
de ces zones sera signalée par un idéogramme de la langue
de l'intelligence collective. Les parties de la ville
(roues, cubes) exhiberont de manière détaillée les liens
qu'elles entretiennent avec les autres parties. Les
objets informationnels (sciences, arts, métiers, institutions,
documents, messages, personnes, équipements) seront
représentés comme des êtres qui relient les différentes
parties de la ville en transportant des ressources d'une
zone à l'autre. En visitant la ville, on découvrira
donc la structure des relations entre les zones sémantiques,
c'est-à-dire la structure de l'intelligence collective
considérée, que ce soit à l'échelle d'un document, d'une
entreprise, d'une ville, d'un pays, ou (à la limite)
à l'échelle de tout ce qui circule sur le Web.
Chaque objet ou acteur pourra
être visualisé dans cet espace virtuel en relation avec
d'autres objets, et on pourra également s'en servir
comme d'un moteur de recherche. La grande différence
avec les moteurs de recherche classiques est que tous
les objets seront représentés en contexte et sur le
même "fond de carte", ce qui permettra de faire des
comparaisons pertinentes et d'obtenir des vues d'ensemble.
Dans
combien de temps peut-on espérer aboutir à des résultats
concrets dans ce domaine ? Quelles pourraient être les
applications professionnelles du Web sémantique?
Dans trois ans, une première version
de l'outil (open source) de représentation et de simulation
de l'intelligence collective est prévue. Deux ou trois
ans de plus pour un premier "moteur de recherche" utilisant
ce langage visuel sur le Web à partir d'une indexation
sémantique des documents et transactions. Le résultat
de cette deuxième phase arrivera peut-être plus tôt,
tout dépendra évidemment des problèmes rencontrés et
des ressources humaines et financières que nous serons
parvenus à obtenir. Je suis confiant car le besoin d'une
intégration cohérente des données se fait de plus en
plus sentir dans tous les domaines. Le travail informatique
proprement dit sera dirigé par le professeur Abed El
Saddik, de l'Université d'Ottawa.
Pour répondre à votre question
sur les applications professionnelles, j'ai un peu de
mal à les distinguer des autres. Je n'envisage pour
l'instant que des applications "sérieuses", puisque,
par hypothèse, l'intelligence collective est étroitement
corrélée à la situation démographique, à la santé publique,
au niveau d'éducation, à la prospérité économique, à
la vitalité des arts et de la recherche scientifique,
à la participation démocratique et aux droits de l'homme.
Il s'agit donc d'une approche entièrement orientée vers
le développement humain dans toutes ses dimensions.
Cela explique que l'organisation panaméricaine de la
santé soutienne officiellement notre projet de recherche.
Comment
se situent vos recherches sur le Web sémantique par
rapport à celles du W3C et son langage OWL par exemple
?
Le fondement de mon approche du Web sémantique
est exactement celle de Tim Berners-Lee (le créateur
du Web, ndlr): Il nous faut un système d'adressage
dans le cyberespace qui ne soit pas fondé sur la localisation
physique des documents dans les serveurs mais sur la
signification. Le travail du W3C est remarquable et
va certainement dans la bonne direction. Néanmoins,
le W3C n'a pas proposé pour l'instant d'ontologie universelle
qui puisse servir de base à un système général d'adressage
sémantique. C'est précisément ce que je propose. Mon
projet n'est nullement une alternative aux travaux du
W3C mais offre au contraire la pièce qui leur manque.
Je précise que l'ontologie universelle, fondée sur la
théorie de l'intelligence collective, n'a pas vocation
à supprimer la multitude des ontologies locales, bien
au contraire puisqu'elle permet de les distinguer et
de les comparer. Elle se contente de les traduire.
Vous
avez également développé une langage idéographique.
Il s'agit de formaliser nos perceptions, nos actions
? Dans quel but ?
L'avantage des écritures idéographiques
est qu'elles sont indépendantes des langues naturelles,
comme le sont la notation des nombres ou les idéogrammes
chinois (qui peuvent être lus en mandarin ou en cantonais,
par exemple). Les idéogrammes de la langue de l'intelligence
collective jouent le rôle de "personnages" élémentaires
du monde des idées qui condensent le contenu d'un grand
nombre de liens, de transactions et d'informations ayant
des fonctions voisines dans l'écosystème de l'intelligence
collective. Ces idéogrammes représentent des zones sémantiques
beaucoup plus vastes que les mots des langues naturelles,
ce sont des sortes de "codes postaux" du cyberespace
capables de visualiser les ressources informationnelles
et les dynamiques transactionnelles qui passent par
eux. Ils permettent également de simuler des écologies
d'idées. Ces idéogrammes pourront devenir nos partenaires
dans le pilotage de l'intelligence collective à l'époque
de la cyberculture, comme les idéogrammes statiques
et les caractères alphabétiques l'avaient été à l'époque
des civilisations nées de l'écriture.
Quelles
sont les difficultés que vous rencontrez aujourd'hui,
sur le plan technique, sur les plans des usages ?
Sur le plan technique c'est l'indexation
automatique et les questions de formats de documents
qui posent le plus de problèmes, autrement dit le niveau
intermédiaire entre l'information elle-même et sa projection
sur les cartes de l'intelligence collective. Pour le
reste, il est encore trop tôt pour le dire, mais "l'étrangeté
culturelle" de l'entreprise va certainement nécessiter
un gros effort pédagogique et méthodologique.
Vous
comptez développer une communauté autour de la notion
d'intelligence collective ? Quelle sera précisément
son rôle ?
L'équipe qui travaille sur ce projet
est composée pour moitié de spécialistes des sciences
humaines et pour l'autre moitié de spécialistes des
technologies de l'information. Ces gens sont dispersés
dans de nombreux pays, principalement en Amérique du
Nord, en Amérique du Sud et en Europe (pour le moment).
A terme, notre but est de constituer un champ de recherche
et d'enseignement à part entière à l'échelle internationale.
La question de la coordination de la diversité est donc
centrale.
En France, un premier groupe
de réflexion s'est constitué autour de Philippe Durrance
et Jean-Michel Cornu, de la FING. L'université de Limoges
offre déjà un DESS en management de l'intelligence collective,
animé par Guy Casteignau, qui est aussi le responsable
du campus numérique de cette université. Un master international
et divers doctorats sont à l'étude au Canada et au Brésil.
Outre les membres de l'équipe scientifique proprement
dite, un grand nombre de personnes, de consultants,
d'organisations internationales, d'entreprises, d'administrations
s'intéressent à cette problématique de l'intelligence
collective. Le rôle du futur "Collective Intelligence
Network" est de constituer une sorte de communauté de
pratique internationale sur ce sujet. Ce club d'échanges
d'idées, de méthodes et d'outils réunira aussi bien
des membres de la communauté académique que des responsables
d'entreprises, des animateurs d'ONG ou des cadres d'administrations
publiques. L'intelligence collective est une pratique
ouverte et positive de la transversalité.
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