DEGROUPAGE
"Le haut débit a un prix que beaucoup de ménages ne
sont pas prêts à payer"
JDNet. Serge Tchuruk,
le patron d'Alcatel, estimait récemment que le dégroupage
n'avait pas produit l'effet escompté. Quant à Cegetel, ses
dirigeants ont refusé de signer le protocole d'accord avec France
Télécom. Le dégroupage n'avance guère ...
Dominique Roux.
On ne peut pas dire cela car le dégroupage reste compliqué.
Dans le domaine des télécoms, les évolutions sont
tellement rapides que dès que les choses ne se font pas sous trois
mois, on dit qu'elles prennent du retard. Dans le cas du dégroupage,
il s'agit de faire entrer des concurrents dans le réseau d'un autre
opérateur, mais d'une manière très intime. Or, ce
n'est jamais facile de mélanger des entreprises au niveau des locaux
ou des technologies. Le processus est donc lent. Cela été
le cas en Allemagne et en Angleterre également. On ne peut pas
dire que nous n'avançons pas. Les premières lignes dégroupées
commencent à arriver et le marché prend forme. Au premier
semestre 2002, il y aura des avancées très positives dans
le domaine, même si elles seront peut être inférieures
à ce qu'attendaient certains acteurs. Quant à la position
de Cegetel, elle me paraît excessive. D'ailleurs, si eux ont renoncé,
il y a cinq concurrents qui postulent toujours. Cela veut donc dire que
le dégroupage n'est pas totalement dissuasif et qu'ils considèrent
que c'est un élément essentiel de leur stratégie.
Cegetel a peut être d'autres axes stratégiques, même
si je suis sûr qu'ils reviendront. Je ne suis pas inquiet et je
peux vous affirmer que la volonté de l'ART est d'aller au bout
du processus. L'internet haut-débit ne sera possible qu'à
cette condition.
Le problème
majeur reste France Télécom, qui semble décidé
de faire traîner les choses, non ?
Mais
c'est évident. L'opérateur historique.a toujours intérêt
à retarder les opérations pour maintenir sa position. En
Europe, ce n'est pas propre à France Télécom. Nous
avons intégré ce paramètre mais je vous assure que
nous faisons tout pour que le système se débloque.
Vous remarquerez que l'ART vient de rendre deux décisions successives
qui condamnent l'opérateur historique. L'abonnement à la
minute pour Free et l'utilisation de ses propres modems par Tiscali/LibertySurf.
C'est la preuve que nous agissons quand nous jugeons que France Télécom
se comporte de manière abusive.
Le problème
réside aussi dans le temps mis pour appliquer les directives. Par
exemple, dans quel délai les deux dernière directives concernant
Free et Tiscali seront elles appliquées ?
Pour Free et LibertySurf, cela ne
dépend plus de nous désormais. Mais on peut raisonnablement
espérer que les décisions soient appliquées avant
la fin de l'année. France Télécom peut être
sanctionné d'une amende par l'autorité s'il ne le fait pas,
c'est déjà beaucoup. Sauf évidemment s'il conteste
la décision devant les tribunaux. C'est pour cela que nous avons
besoin d'un maximum de sécurité juridique lorsque nous rendons
une décision et que le traitement d'un dossier peut prendre un
peu de temps, ce qui peut irriter certains opérateurs.
L'ADSL
coûte cher pour un particulier actuellement. Dans votre esprit,
à quel horizon pourra-t-on avoir rapidement une offre compétitive
de la part des opérateurs ?
Le problème n'est pas si simple et
ne concerne pas uniquement l'attitude de France Télécom.
Lorque vous faites une offre, il faut que le prix couvre le coût
de production, qui reste très élevé dans le cas de
l'ADSL. Il est hors de question de voir un opérateur réaliser
des ventes à perte pour simplement éliminer la concurrence.
Il faut donc être conscient que le haut débit ne pourra jamais
descendre en dessous d'un plancher qui restera élevé pour
certains ménages. Par ailleurs, avant de parler de haut débit,
j'aimerais
d'abord que tous les Français aient Internet, quel que soit leur
mode de connexion. Certains
pensent que c'est en tirant d'emblée vers le haut débit
qu'on y arrivera mais je ne partage pas vraiment ce point de vue. Le coût
du haut débit est élevé pour un particulier et je
ne suis pas sûr que, compte tenu des services offerts par internet
actuellement, les ménages soient prêts à payer.
Vous considérez
que les fournisseurs d'accès travestissent la réalité
en rejetant uniquement la faute sur l'ART et France Télécom
et que l'ouverture à la concurrence ne permettra pas de casser
les prix ?
Il est normal que le régulateur
et l'opérateur historique jouent le rôle de bouc émissaire.
Quand les acteurs ont des difficultés pour pénétrer
un marché, ils s'énervent rapidement et rejettent la faute
sur les autres. Nous avons tous intérêt, l'ART au premier
chef, à ce que la concurrence se fasse le plus rapidement possible
au bénéfice du consommateur. Mais je vous le répète,
le haut débit n'est pas gratuit et même l'ouverture à
la concurrence ne résoudra pas tous les problèmes. C'est
une question économique, pas une question de monopole de France
Télécom.
Le président
de Cegetel suggère de scinder France Télécom en deux
entités, comme l'a été la SNCF, pour distinguer les
activités d'infrastructures et celles de services afin d'y voir
plus clair dans la tarification. Seriez vous favorable à une solution
de ce type ?
France Télécom est
déjà scindée en plusieurs activités. Entre
Orange pour le mobile, Wanadoo pour Internet, l'opérateur historique
a déjà été largement découpé
ces dernières années. Le problème n'est pas à
ce niveau à notre sens. Dans un premier temps, il faut avancer
d'abord sur la concurrence. L'ouverture du marché ne date que de
la fin 1998, soit à peine trois ans. Les opérateurs ne peuvent
donc pas avoir tout d'un seul coup. D'autant que cette concurrence est
complexe car elle ne se limite plus à la téléphonie
fixe mais englobe également la boucle locale, le mobile, l'internet....
Autant d'éléments qui rendent complexes les arbitrages.
Par ailleurs, nous voulons beaucoup d'entrants sur ces nouveaux marché
mais aussi que l'opérateur historique continue à être
performant et soit un champion européen. Il serait stupide de détruire
l'un pour que les autres survivent. Les Anglais ont attaqué trop
durement British Telecom pour ouvrir la concurrence et le résultat
n'est guère encourageant pour leur opérateur national.
BOUCLE LOCALE RADIO
"S'il y a eu des erreurs, on s'adaptera"
En matière
de boucle locale radio (BLR), les changements capitalistiques et les désengagements
ont été nombreux chez les opérateurs. Et certains
ne sont même pas sûrs de survivre l'an prochain, Ne faudrait-il
pas tout remettre à plat ?
C'est la vie normale d'un secteur
qui s'ouvre à la concurrence et dont les batailles ont été
exacerbées. Cela a été notamment encouragé
par les marchés financiers euphoriques l'an dernier. Le secteur
fait ses comptes actuellement et se réorganise, ce qui n'a rien
d'illogique. En ce qui nous concerne, nous avons une date, le 31 décembre
2001, où nous étudierons l'état d'avancement des
candidats. Jusque là, on ne peut pas se prononcer, même si
l'on sait déjà que certains se sont développés
plus que d'autres. Mais je vous signale que ce problème de la BLR
dans le paysage du haut débit n'est pas un problème français
mais mondial. Personne n'a la solution miracle.
Avec quatre opérateurs
par région et l'étroitesse du marché actuel, l'ART
n'a t-elle pas vu trop grand ?
Peut-être, mais on peut aussi
dire cela des Allemands qui ont créé six licences UMTS ou
des Anglais qui en ont attribué cinq. Dans le secteur des télécoms,
cela va tellement vite que tout est rapidement dépassé.
Quand on prend une décision en 2000, on peut se dire qu'elle est
formidable. Et deux ans après, découvrir qu'on a été
trop optimiste. Le câble était par exemple donné pour
mort il y a cinq ans. Désormais, il est de nouveau une solution
d'avenir. Pour la boucle locale radio, c'est la même chose. Dans
deux ans, cela sera peut être devenu indispensable pour internet.
Mais cela renvoie au rôle de l'ART. La mission d'un régulateur
est d'ajuster en permanence. Notre rôle principal est de mettre
en équilibre des ensembles complexes. S' il y a eu des erreurs,
on va s'adapter à la réalité du moment et modifier
l'ordre des choses. Ce qui serait stupide en revanche, c'est de s'entêter
sur un modèle qui n'a plus cours.
UMTS
"Le deuxième tour devrait être achevé en septembre
2002"
Quand le premier utilisateur
pourra-t-il avoir accès réellement à un terminal
UMTS ?
On est tous à peu près
d'accord pour dire qu'il faudra attendre fin 2003 ou début 2004.
Cela peut paraître long par rapport au Japon, qui dispose déjà
de l'i-mode. Mais je ferai remarquer à tout ceux qui en vantent
les mérites que l'UMTS sera bi-mode, à la différence
de l'i-mode. C'est à dire qu'avec les nouveaux terminaux, on pourra
également utiliser le GSM. Cela prend plus de temps mais on ne
voulait pas que l'utilisateur soit obligé de disposer de deux terminaux
lorsqu'il sort d'une zone de couverture de l'UMTS.
Pour l'instant, deux
licences ont été attribuées à SFR et Orange.
Pour quand est prévu le second appel d'offres ?
Les cahiers des charges seront présentés
à la mi-décembre au gouvernement. Ensuite, le ministre de
tutelle devra les valider. On laissera ensuite quatre ou cinq mois aux
opérateurs pour préparer leur dossier. Nous devrions rendre
notre décision en septembre 2002.
Vous espérez
combien de candidats ?
Il reste deux licences. Dans le contexte
actuel, la probabilité d'avoir un troisième candidat est
forte, celle d'en avoir un quatrième est faible pour des raisons
économiques. Mais elle n'est pas nulle.
Est-ce que l'UMTS peut
être rentable si on le rapporte au prix que vont payer les opérateurs
?
Il est très difficile de répondre
à cette question. Parce qu'on anticipe mal toutes les utilisations
possibles du nouveau protocole. Sur le principe, il y a un avenir évident
car la communication que souhaite le consommateur repose sur trois piliers
: la mobilité, l'interactivité et l'interopérabilité.
Avec l'UMTS, ils sont tous validés. Le téléphone
sera mobile, il sera interactif et offrira la possibilité de récupérer
des informations en un point unique, au lieu d'un éparpillement
entre l'ordinateur de bureau, le fax ou le téléphone. Donc
normalement, mais je ne veux pas être trop optimiste, cela va séduire.
Seulement, il serait bien hasardeux de donner une date précise.
ET DEMAIN...
"Il y aura un régulateur européen"
A l'heure actuelle,
les puissants opérateurs historiques bénéficient
d'une situation privilégiée alors que dans le même
temps, la concurrence, très fragile, souffre du manque de financements.
Cette situation ne risque-t-elle pas de déboucher rapidement sur
la reconstitution de monopoles ?
C'est effectivement un risque, même
si cela ne sera pas des monopoles mais des oligopoles, ce qui est un peu
différent. Cela dit, s'il n'y a que deux ou trois membres de l'oligopole
européen, ce sera effectivement nocif. La théorie économique
montre que dans le cadre des oligopoles de ce type, il y a des ententes
implicites ou explicites entre les acteurs qui nuisent aux consommateurs.
Le rôle des régulateurs sera donc d'offrir toujours des possibilités
d'entrée sur le marché à de petits acteurs, car ce
sont eux qui créent la dynamique et l'innovation. C'est essentiel
et il faut s'y préparer.
Justement, les technologies
comme l'UMTS, la boucle locale radio, sont les mêmes dans chaque
pays européen. Pourquoi n'y a t-il pas de régulation au
niveau supranational ?
Je pense que cela viendra. Mais le
moment n'est pas venu pour une organisation européenne. Selon nous,
il y a encore trop de différences entre les pays en matière
d'infrastructures. Si on veut que la concurrence s'installe, tout le monde
doit d'abord marcher du même pas, de la Grèce à la
Finlande. Néanmoins, il existe en Europe, le Groupe des régulateurs
indépendants (GRI), dont l'ART fait partie. Son fonctionnement
pourrait effectivement être institutionnalisé. Il joue un
rôle salutaire puisqu'il permet d'échanger les points de
vue et les pratiques entre pays. Il pourrait également servir de
guide aux futurs entrants dans l'Union, comme les pays de l'Est, en prodiguant
des conseils. Mais pour l'instant,
nous souhaitons surtout que les autorités européennes donnent
des axes précis et évitent de mettre les autorités
locales en difficulté. Dans le cas de l'UMTS, je rappelerai que
l'Union avait fixé la date de 2002. Et qu'elle s'en est ensuite
lavé les mains en rejetant la faute sur les autorités nationales
alors que nous savions que les délais seraient difficiles à
tenir dans de bonnes conditions.
Est-ce que le concept
de "Nouvelle économie" existe encore selon vous ?
En tant qu'universitaire, je vous
dirais qu'elle n'a jamais existé. Ceux qui y croyaient étaient
les économistes de salles de marché. Ells avait un sens
pour eux, mais pas chez les économistes classiques. C'était
un phénomène étrange de dire qu'en perdant énormément
d'argent, on disposait de beaucoup de clients et donc qu'on était
très fortement valorisé. Je dirais même que cela remettait
en cause tous les principes sur lesquels j'avais basé mes raisonnements.
Nous arrivions même à nous demander si on n'avait pas tout
faux. On est donc juste revenu désormais à des règles
classiques.
Va-t-il rester des
choses positives ou négatives de cette période un peu folle?
Il faudra attendre un peu avant de
se prononcer. Je pense en tout cas que l'année 2002, en matière
de télécoms, va être excessivement difficile. D'abord
au niveau européen, il va falloir absorber les prélèvements
très lourds sur l'UMTS notamment en Angleterre et en Allemagne.
En raison du prix élevé, les fournisseurs de services doivent
se tourner vers les équipementiers pour demander des crédits
fournisseurs. Et les équipementiers vont eux mêmes se tourner
vers les banques. Un véritable cercle vicieux s'est constitué.
Ensuite, les grands marchés
qui tiraient la croissance du secteur continuent à croître
mais avec une pente beaucoup plus douce. Beaucoup de secteur vivraient
très bien avec une croissance de 15 % au lieu de 40 %.
Mais dans la mesure où les prévisions ont été
calculées par le haut, tout le monde est obligé de réduire
les coûts, de fermer des usines, de réduire les investissements.
Ces écarts de prévisions importants sont très génants
pour l'économie. En 2003, on devrait en revanche sortir par le
haut et retrouver des prévisions qui collent à la réalité.
Mais pas avant.
Est-ce que, dans le
climat actuel, l'ART sera plus tolérante justement avec les opérateurs
dans leur plan d'avancement ?
Pas tolérante mais vigilante.
Nous n'avons en effet aucun intérêt à ce qu'il n'y
ait plus de concurrence. Cela dit, ceux qui auront fait de grosses bétises
n'auront pas de traitement de faveur. Le rôle de l'ART n'est pas
de les subventionner ou de leur tenir la tête hors de l'eau dans
un contexte qui ne serait pas économiquement viable. Depuis 1998,
nous avons distribué 140 licences, il n'y en a plus que 117 actuellement,
et il y en aura peut être plus que 50 bientôt. Certains le
regretteront mais cela reste un très bon chiffre dans la mesure
où il n'y avait qu'un seul acteur il y a encore cinq ans.
Vous misez sur des
technologies qui évoluent très vite. Dans ce schéma,
l'internet via les réseaux d'EDF reste peu étudié
en apparence. Est-ce que cette solution peut être viable et l'ART
sera-t-elle en charge du dossier ?
Une simple précision tout
d'abord : contrairement à ce que racontent certains cela ne consistera
pas à faire passer directement l'internet dans la prise électrique
du particulier. La technique consiste en fait à enrouler autour
des fils électriques un cable optique. Je suis allé il y
a quinze jours en Suède pour voir le fonctionnement et c'est intéressant
car vous transportez du haut débit dans des zones trés reculées.
Mais, premier problème, comme les pylones ne rentrent pas dans
les villes, les travaux d''infrastructure pour arriver dans les agglomérations
doivent être importants. Second problème, le plus délicat
: qui va payer l''enroulement sur le réseau EDF et le raccordement
jusqu'à la ville ? En Suède, le gouvernement a pris cela
à sa charge. Mais je ne suis pas sûr qu'en France on soit
prêt à se lancer dans une politique de subventions de cette
nature. Cela coûterait très cher et ne sera donc pas vraiment
bon marché pour l'utilisateur final. Pour ce qui est de la compétence
de ce dossier, rien n'est défini mais l'ART devrait être
normalement consultée sur le sujet.
Quelle innovation a
le plus retenu votre attention lors des dernières années
?
Ça va être banal, mais je pense
que c'est l'e-mail. Il est en train de tuer le fax et s'est généralisé
à une vitesse étonnante. C'est très impressionnant.
Je n'en dirai pas autant sur les services internet, qui me semblent globalement
manquer de maturité. Ils ne donnent pas envie aux gens d'abandonner
une dépense d'un côté pour la reporter sur Internet.
Certains ont visiblement oublié l'an dernier que le consommateur
arbitrait en permanence dans l'économie. Et que, pour le séduire,
il faut lui proposer mieux, ce qui est rarement le cas à l'heure
actuelle.
Qu'est-ce que vous
aimez sur Internet?
La documentation. J'écris en ce moment
un bouquin sur les prix Nobel d'économie et, en quelques minutes,
je peux récupérer toute la documentation possible sur le
sujet. J'ai également été fasciné, il y a
quelques semaines, après l'attribution du Nobel à Joseph
Stiglitz. En me connectant sur le site de Columbia, où il faisait
un discours en vidéo, je pouvais l'avoir dans mon bureau, devant
moi, m'expliquant ses théories. Je n'en revenais pas moi-même.