L'un des Français
les plus connus de la Silicon Valley reçoit à Menlo
Park, dans les locaux de Be, la société qu'il a
créée en 1990. A à ce jour, Be n'a pas réussi
à imposer son système d'exploitation BeOS mais Jean-Louis
Gassée est confiant. Be compte bien devenir un acteur majeur
de la prochaine révolution technologique : les objets Internet.
Jean-Louis Gassée analyse l'émergence prochaine
des "Internet Appliances" et livre sa vision d'Internet et de
la Silicon Valley.
Propos recueillis par
Stéphane Gigandet le 13
juin 2000 .
JDNet.
Pouvez-vous présenter Be en quelques mots ?
Jean-Louis Gassé. Be est une société qui développe
un moteur logiciel destiné à la nouvelle génération des objets
Internet de l'après PC, ce que l'on a appelé les Internet Appliances.
Ce sont des objets tels que des montres, des enregistreurs vidéo,
des voitures, des systèmes d'alarme qui sont connectés entre eux
et à Internet, avec ou sans fil. Les domaines d'application sont
le divertissement, l'information, les transactions. Ce moteur
logiciel, c'est BeIA. BeOS 5 Personal Edition est désormais téléchargeable
gratuitement et Be a annoncé qu'il se concentrait sur BeIA.
Que
va devenir BeOS ?
BeOS et BeIA sont deux étages dans une même fusée. BeOS est la
version Desktop, alors que BeIA est destiné aux Internet Appliances.
BeIA utilise la même technologie de base, avec des modules différents.
BeOS est non seulement notre carte de visite, mais également le
système de développement pour les applications sous BeIA. Si vous
utilisez la même plate-forme, vous avez une meilleure garantie
de compatibilité.
Pourquoi
ce recentrage sur les Internet Appliances ?
Parce que c'est la plus grande révolution depuis l'invention du
téléphone. Au lieu de regarder l'Internet par l'oeil du PC - aujourd'hui
la seule façon réaliste de se connecter à Internet - imaginez
que vous pouvez naviguer sur le Web avec toutes sortes d'objets
et également les connecter entre eux, avec ou sans fil. Le téléphone
est fait principalement pour transporter de la voix, si l'on excepte
les perversions du téléphone par les modems que l'on a connu ces
dernières années. Le téléphone ne transporte pas d'informations
destinées à agir à distance. Alors que le Web transporte du texte,
des images etc. mais aussi des ordres. Si vous partez en voyage
à Tokyo et que vous avez oublié de programmer le magnétoscope
pour enregistrer un match de football, ce n'est pas grave, vous
vous connectez à travers Internet à votre enregistreur vidéo avec
un mot de passe, vous cliquez sur le jour et l'heure de l'émission
sur le site de Télé 7 Jours, pas de code à taper, et quand vous
rentrez, l'émission est enregistrée sur votre disque dur.
Les conséquences sur la vie de tous les jours, la vie financière,
l'enseignement, etc, vont être extraordinairement importantes.
Il y a eu un premier tour de manivelle quand on est passé des
grands ordinateurs aux minis : le nombre de machines et d'individus
implique a explosé ; lorsqu'on est passé des mini au PC - un autre
tour de manivelle -, cela a provoqué une nouvelle multiplication
du nombre de machines et d'utilisateurs. Il se passera la même
chose pour les Internet Appliances.
Dans le dernier chapitre du livre que j'ai écrit en 1984/85, je
rêvais d'être un jour sous un pommier - à l'époque j'étais chez
Apple - avec une machine portable connectée sans fil et d'avoir
accès à 10.000 bibliothèques d'Alexandrie. Aujourd'hui, on peut
le faire avec Internet. Demain, on le fera avec un téléphone mobile,
dans une voiture, avec une chaîne hi-fi connectée à Internet.
Vous rentrez chez vous le soir, vous avez des invités, il suffit
de tapoter l'écran, une heure de Jacques Loussier, une heure de
Miles Davis, et le tout pour 1,25 euro.
Quand le téléphone a été inventé, il était vendu comme un théatrophone.
C'est à dire que l'opératrice vous mettait en contact avec l'opéra
où le théâtre et vous étiez en mesure d'écouter à distance. On
sait que c'est la radio qui s'en est chargé ensuite. L'idée que
la planète allait être couverte de fils - et maintenant de tours
pour le téléphone sans fil- était impensable. Apres le PC, il
y a des choses que l'on pense impensable et qui vont devenir rétroactivement
évidentes.
Tout
le monde parle de WAP ou d'UMTS et semble penser que l'on accèdera
à l'Internet de demain principalement à partir d'un téléphone.
Faites vous le pari que le marché des Internet Appliances dépassera
celui des téléphones mobiles ?
C'est comme dire qu'on va tout faire avec un couteau suisse. Le
téléphone mobile va être extrêmement important, nous avons d'ailleurs
bien l'intention de jouer un rôle dans la prochaine génération
de téléphones multimédia. Mais en même temps, à la maison, vous
serez content d'avoir une chaîne hi-fi connectée à Internet :
on n'écoute pas de la musique sur un téléphone portable. Au lieu
de se demander si un objet va tout faire, regardons les objets
d'aujourd'hui et imaginons qu'ils sont tous connectés. C'est plutôt
ça la perspective. Alors WAP, UMTS, les téléphones de 3ème génération,
ce que DoCoMo est en train de faire au Japon, est extrêmement
important. Ca fait partie du sujet, mais ce n'est pas l'intégralité
du sujet. La présentation en Flash de BeIA sur votre site Web
montre des machines à laver, des fours micro ondes etc.
Nous
promettez-vous pour bientôt des réfrigérateurs qui commanderont
eux-mêmes des yaourts lorsqu'il n'en restera plus qu'un ou deux
?
A ce point là, je ne sais pas parce que je ne suis pas versé dans
l'intelligence artificielle. Mais aux Etat-Unis, comme maintenant
en Europe, la porte du réfrigérateur est un lieu de communication
familiale, on y place des messages, etc. Qu'on mette un écran
plat sur la porte et un lecteur de codes barres pour passer des
commandes, moi je trouve ça parfaitement banal.
Comment
imaginez-vous Internet dans cinq ans ?
D'une part, tout le monde aura des liaisons Internet rapides,
câble, DSL ou ce que les américains appellent très joliment le
câble sans fil : le wireless câble, c'est à dire une liaison micro-onde
bidirectionnelle du serveur au domicile. Ce n'est pas de la science
fiction, des sociétés comme Winstar et Telegent proposent déjà
ce service commercialement. D'autre part, les objets mobiles auront
également des connexions à large bande : 1.5 Gb/s. Tout le monde
trouvera ça trop lent, cela, je peux le garantir. Et Internet
sera aussi banal que le téléphone l'est aujourd'hui. Comme d'habitude,
on dit "ça, ça va tuer telle ou telle chose" : "la télévision
va tuer le cinéma, c'est scandaleux", "le téléphone va tuer les
rapports humains". Mais Internet sera simplement un choix supplémentaire.
Par exemple, est-ce que dans cinq ans je pourrai avoir à la demande
un film haute définition sur mon écran plasma 42 pouces à la maison
? Non, il n'y aura pas assez de bande passante. La distribution
de contenu multimédia de haute qualité continuera encore dans
les salles de spectacles, sur les disques vidéos et par satellite.
Be
existe depuis bientôt dix ans. Qu'est-ce qui a changé en dix ans
dans la Silicon Valley ?
Be
a été crée fin 90. A cette époque, il y avait de la place dans
les restaurants et les parkings. La paix froide avait éclaté et
la Californie, région high-tech avec beaucoup de débouchés dans
l'aérospatiale ou l'avionique en subissait les conséquences. Puis
il y a eu la reprise de la croissance et le Web. La Silicon Valley
a une longue tradition d'être le paradis du high-tech, elle l'était
il y a trente-deux ans, lorsque je suis rentré chez HP, une société
qui avait déjà trente ans. Intel, National Semi-Conductors, Fairchild
étaient déjà les étoiles de la Valley. Il y a un mélange de permanence
dans l'intérêt pour la high-tech, la concentration de toutes les
formes de vie de l'écosystème. Et puis le Web, plus que les autres
évolutions qui l'ont précédé, a forcé la Silicon Valley à s'ouvrir
et à devenir moins nombrilique. Le World Wide Web n'a pas été
inventé dans la Silicon Valley, il a été inventé au CERN ; Mozilla
a été développé dans une université à côté de Chicago, cela a
forcé la Silicon Valley à regarder à l'extérieur. Et il y a dix
ans, le poids de Microsoft sur l'industrie n'était pas aussi visible.
Cisco n'existait pratiquement pas. Il y a eu pas mal de changements
qualitatifs et quantitatifs.
Pourquoi
avoir crée l'association des français de la Vallée DBF ?
C'est une idée de Jean-Yves Conte, à l'époque responsable
du Poste d'expansion économique au Consulat général de San Francisco.
C'est quelque chose dont il avait vu les avantages lorsqu'il était
au Canada, à Vancouver, et c'est lui qui nous a donné cette idée
de faire une association de français, orientée sur le monde de
l'entreprise, les entrepreneurs, plutôt que d'essayer de recréer
une société d'ingénieurs, un Rotary ou un club un peu institutionnel.
On a préféré créer cette association sans statut, sans carte de
membres, et en demandant chaque mois à un intervenant de venir
nous parler de lui ou d'elle-même, et de parler à la première
personne du singulier. Plutôt que de dire "alors voilà, notre
entreprise elle a telle stratégie, tel marché...", on s'intéresse
à la trajectoire personnelle d'un aventurier, d'une aventurière
"voilà ce que j'ai réussi, voilà ce que j'ai raté, voilà mes passions..."
Comment
voit-on la France depuis la Vallée ?
Ce n'est pas un sujet. C'est surtout un sujet pour les Français.
Etre français n'est pas plus important ou différent que d'avoir
une autre nationalité européenne. On voit la France comme étant
une source de bons ingénieurs, de bonnes écoles, les Français
sont respectés, bien intégrés. A ceci près que ceux qui ne s'intègrent
pas rentrent en France, donc il y a quand même un filtrage, mais
ceux qui sont ici réussissent bien et s'intègrent bien. Aux Etats-Unis,
contrairement à ce qu'on voit de France, la nationalité n'est
pas un sujet. C'est très positif. Les gens sont assez francophiles
ici, parce que la France est un pays accueillant, agréable à vivre,
raffiné, etc. Mais l'image de la France n'est pas très différente
de celle de la Grande-Bretagne, de l'Italie, de l'Allemagne. Une
chose a changé : compte tenu de la tension entre l'offre et la
demande de main d'oeuvre, les fonds de capital-risque commencent
à investir en Europe. Avant, on levait de l'argent en Europe pour
investir dans la Silicon Valley, maintenant, on lève de l'argent
dans la Silicon Valley pour investir en Europe. C'est donc que
l'image de l'Europe en général et l'image de la France à l'intérieur
de l'Europe s'améliore.
Que
pensez-vous de la fuite des cerveaux ?
C'est une très bonne chose. On ne peut pas avoir à la fois vouloir
un rayonnement de la culture francaise et rayonner sans vecteurs.
Il faut que les hommes et les femmes aillent porter la culture
française à l'extérieur. Dans un pays de 60 millions d'habitants,
si 1 pour 1.000 émigre chaque année, c'est très bien. Les Français
n'émigrent pas assez. Et quand ils reviennent, ils rapatrient
des capitaux, du savoir-faire. Numériquement, ça n'a pas de poids,
culturellement et économiquement, c'est inestimable.
Que
faites-vous sur le Net ?
Je m'informe, je cherche, j'achète des produits : le pantalon
que je porte, je l'ai acheté sur le Net, fait à mes mesures. J'achète
tous mes jeans, la plupart de mes chemises. C'est difficile d'acheter
des produits très élégants, mais c'est très facile pour le sport,
les livres, l'électronique. J'ai un usage très banal du Net. La
seule chose que je ne fasse pas, c'est le chat.
Qu'est
ce que vous aimez sur le Net ?
Le sentiment de possibilités illimitées. C'est une vision un peu
romantique, parce qu'on se fatigue sur surf et du courrier électronique,
mais il y a quand même un sentiment de possibilité, de liberté.
Je cherchais avant-hier un appareil photo numérique Nikon, épuisé
sur tous les sites. Au moment où j'allais désespérer, j'essaie
respond.com et une heure après, un dimanche, j'avais une réponse
très gentille d'un commerçant de New York et j'aurai l'appareil
photo ce matin. C'était le dernier qui lui restait. Je pense que
la technologie, c'est humanisant. J'ai décrit dans une chronique
Fin de Siècle sur Libération le côté libérant de la technologie.
C'est le téléphone et le fax qui ont fait chuter le mur de Berlin.
La pilule, les antibiotiques ont libéré les gens. Le moteur à
essence leur a donné la liberté d'aller où ils veulent. Le XXème
siècle a vu les libertés individuelles augmenter, grâce à la technologie.
Qu'est
ce que vous n'aimez pas sur le Net ?
Pas grand chose. On n'est pas obligé de lire le courrier. Et il
n'y a pas de bonne culture sans mauvais goût. Les excès du Net
sont la preuve que c'est une bonne culture. Les gens se plaignent
du Spam, mais Ctrl-T sous BeOS (Ctrl-D sous Windows), ça va vite,
les messages sont à la poubelle. Avec l'habitude, on voit très
bien le courrier qu'il ne faut pas lire : dès qu'il y a les mots
Free, Marketing, etc dans le titre. En même temps, je comprends
très bien les critiques que l'on fait de l'Internet : ça irrite,
ça effraie, il est normal de craindre la malhonnêteté, ce sont
des critiques fondées. Comme partout, il y a du bon et du mauvais,
mais pour moi, le Net c'est le pied.
Avant de
créer Be en 1990, Jean-Louis Gassée a travaillé pendant neuf ans
au sein d'Apple. Il a fondé la filiale française de la société,
la principale branche d'Apple en dehors des Etats-Unis. En 1985,
il est parti à Cupertino (Californie) où il était chargé du développement
des produits d'Apple. Avant de rejoindre Apple, Jean-Louis Gassée
a été PDG de la filiale française d'Exxon Office Systems. Il avait
auparavant tenu différents postes de direction chez Data General.
Il a commencé sa carrière au sein d'Hewlett-Packard, dont il a
été directeur des ventes pour l'Europe. Jean-Louis Gassée est
membre du conseil d'administration de plusieurs sociétés américaines,
dont 3Com, Electronics for Imaging et Logitech.