Chaque
semaine, gros plan sur la loi et l'Internet
L'anonymisation
des décisions
de justice sur Internet
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Mardi 26 février 2002
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Les
bases de données
jurisprudentielles comportant
des décisions nominatives consultables
en ligne peuvent aboutir à la naissance de "casiers
judiciaires bis". Leur anonymisation apparaît nécessaire.
par
Guillaume Desgens-Pasanau,
Deloitte & Touche Juridique et Fiscal, société d'avocats
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Les
bases de données jurisprudentielles disponibles sur Internet
sont de plus en plus nombreuses. Aux bases de données publiques
et celles détenues par de grands éditeurs privés s'agrègent
aujourd'hui une multitude de sites juridiques réalisés par
des particuliers et dont les ressources sont parfois très
importantes. De fait, Internet a introduit des changements
majeurs dans les modalités de diffusion ou d'utilisation de
ces données. La mise à disposition sur Internet de décisions
de justice comportant de nombreuses données nominatives telles
que le nom et l'adresse des parties rend possible un éventuel
détournement de ces données aux fins de constitution de fichiers
retraçant le parcours judiciaire des individus. Se pose donc
la question de l'éventuelle anonymisation des données directement
ou indirectement nominatives (nom, adresse, etc.), au sens
de l'article 4 de la loi du 6 janvier 1978 (1).
Cette
question interpelle depuis longtemps l'ensemble des professionnels
du droit. La Cour de cassation, dans son rapport au titre
de l'année 2000, s'est d'ailleurs fait l'écho de cette problématique
(2).
Plus récemment, le 29 novembre dernier, la Commission nationale
de l'informatique et des libertés (CNIL) a rendu publique
une recommandation concernant la diffusion de données personnelles
sur Internet par les banques de données de jurisprudence (3).
En
la matière, les risques sont doubles :
-
en matière civile d'une part, il importe que les données
nominatives contenues dans les décisions de justice ne deviennent
pas l'instrument de recoupements dont il découlerait la création
ab initio d'un profil judiciaire, voire d'un casier civil.
-
en matière pénale d'autre part, les risques sont encore
plus grands de voir se développer des "casiers judiciaires
bis" alors même que le Code pénal envisage la publication
judiciaire de décisions répressives avec la plus grande parcimonie
(4).
En
conséquence, il importe de trouver un juste équilibre entre
le caractère public d'une décision de justice et les droits
et libertés des personnes concernées. La problématique n'est
pas nouvelle et quelques dispositions du droit français font,
au cas par cas, interdiction de mentionner le nom des parties
(voir par exemple l'article L. 292 du Code de la santé
publique ou l'ordonnance du 2 février 1945 relative
à l'enfance délinquante ). En revanche, il n'existe pas, en
la matière, de dispositions à caractère général.
Dans
sa recommandation en date du 29 novembre 2001, la CNIL
rappelle que "les interrogations de ces bases de données,
qui comportaient l'intégralité de la décision rendue, y compris
l'identité des parties au procès, avaient quelquefois pour
objet non pas la recherche de décisions présentant un intérêt
juridique dans tel ou tel domaine, mais bien plutôt la recherche
de l'ensemble des décisions de justice concernant une même
personne. Ainsi, d'outils de documentation juridique, ces
bases de données pouvaient être utilisées comme de véritables
fichiers de renseignements (...) l'utilisation de moteurs
de recherche renouvelle incontestablement les termes de la
réflexion".
La
Commission, faisant usage du principe de proportionnalité,
sans préconiser d'ôter tout caractère indirectement nominatif
(au sens de l'article 4 de la loi) aux décisions mises
en ligne, estime qu'il serait souhaitable : "Que les éditeurs
de bases de données de décisions de justice librement accessibles
sur des sites s'abstiennent d'y faire figurer le nom et l'adresse
des parties au procès ou des témoins (...). Que les éditeurs
de bases de données de décisions de justice accessibles par
Internet, moyennant paiement par abonnement ou à l'acte s'abstiennent
à l'avenir d'y faire figurer l'adresse des parties au procès
ou des témoins".
La distinction qu'effectue ainsi la CNIL entre les bases de
données librement accessibles et les bases payantes nous semble
contestable sur le plan des principes. Il n'apparaît pas en
effet évident que le caractère payant de ces bases de données
justifie d'un niveau de sécurité écartant tout risque d'utilisation
détournées des données nominatives y figurant.
Sur
cette délicate question, la doctrine condamne unanimement
l'inadéquation de la législation actuelle. Se développent
ainsi de nombreuses constructions juridiques proposées par
les praticiens pour mettre en uvre de façon générale le principe
de l'anonymisation. Ainsi par exemple fut évoquée la possibilité
pour les juridictions d'ordonner sur demande des parties ou
d'office l'anonymisation d'une décision à rendre. On peut
néanmoins douter de la mise en place rapide d'une réforme
législative tant subsistent de nombreuses contraintes techniques
telles que le coût prohibitif d'une anonymisation de l'ensemble
des bases de données mises en ligne.
On
plaidera donc - comme souvent en la matière - pour une application
effective des textes existant plutôt que pour une improbable
réforme. Sur ce point, les dispositions de la loi du 6
janvier 1978 offrent dores et déjà des garanties substantielles.
A titre liminaire, on rappellera que lorsqu'elles comportent
l'identité des parties, ou d'autres informations directement
ou indirectement nominatives, ces bases de données constituent
des traitements automatisés soumis à déclaration auprès de
la CNIL en vertu de l'article 5 de la loi du 6 janvier
1978.
L'article
31 de la loi dispose tout d'abord qu'il est interdit de
mettre ou conserver en mémoire informatisée, sauf accord exprès
de l'intéressé, des données nominatives qui directement ou
indirectement, font apparaître les origines raciales, les
opinions politiques, philosophiques ou religieuses, les appartenances
syndicales ou les murs des personnes. De nombreuses décisions
de justice comportent de telles données qu'il appartiendra
donc impérativement aux propriétaires de bases de données
d'anonymiser. L'article 26 de la loi dispose par ailleurs
que toute personne a le droit de s'opposer, pour des raisons
légitimes, à ce que des informations nominatives la concernant
fasse l'objet d'un traitement. Les propriétaires de bases
de données non-anonymisées devront donc prévoir les modalités
pratiques de la mise en uvre de ce droit.
On
mentionnera également l'article 36 de la loi en vertu
duquel toute personne mentionnée dans une décision non-anonymisée
pourra exercer un droit de rectification et de mise à jour,
dans l'hypothèse par exemple où la décision publiée aurait
été infirmée en appel ou cassée. On rappellera enfin que l'article
30 de la loi prohibe, sauf exceptions, le traitement automatisé
des informations nominatives concernant les infractions, condamnations
ou mesures de sûreté et que l'article 226-21 du Code pénal
punit de cinq ans de prison et de 300.000 euros d'amende tout
détournement de finalité effectué sur des données à caractère
personnel.
Force
est donc de constater que le respect des dispositions de la
loi de 78 oblige les propriétaires de bases de données
non anonymisées à la plus grande vigilance ainsi qu'à l'institution
de procédés autorisant une mise en uvre effective des droits
garantis par la loi au bénéfice des personnes fichés (droit
d'opposition, de rectification, etc.). Nul doute que la prise
en compte grandissante par les professionnels des dispositions
de la loi Informatique et Libertés devrait contribuer de facto
à un mouvement d'anonymisation plus large (5).
(1)
Loi n° 78-17 du 6 janvier 1978
relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés.
(2) Voir le rapport annuel de la Cour de cassation
pour l'année 2000, " La question de l'anonymisation des décisions
de justice ", étude de Monsieur Emmanuel Lesueur de Givry.
(3) Délibération CNIL n° 01-057 du 29 novembre 2001
portant recommandation concernant la diffusion de données
personnelles sur Internet par les banques de données de jurisprudence.
(4) Voir en particulier les articles 131-10, 131-35
et 133-11 du Code pénal.
(5) Pour plus d'informations sur le sujet, se reporter
utilement à l'article intitulé " la publication de décisions
de justice sur Internet ", Guillaume Desgens-Pasanau, Expertises,
Février 2002, p.65.
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