Chaque
semaine, gros plan sur la loi et l'Internet
Entre
brevet et droit d'auteur,
quelle protection juridique pour les logiciels?
- Mercredi
3 avril 2002 -
Le débat,
qui fait rage depuis des années, a pris une ampleur particulière
depuis que la Commission européenne a présenté une proposition
de directive concernant la brevetabilité des "inventions mises
en oeuvre par ordinateur".
Lorsqu'une
personne ou une société développe un nouveau logiciel, la
question se pose de savoir si elle peut recourir au droit
des brevets pour lui conférer une protection jugée plus forte
que la protection plus "traditionnelle" du droit d'auteur.
Ce débat fait rage depuis des années et a pris une ampleur
particulière depuis que la Commission européenne a présenté,
le 20 février 2002, une proposition de directive concernant
la brevetabilité des "inventions mises en oeuvre par ordinateur".
Le
droit d'auteur appliqué au logiciel
Depuis
la transposition en droit français de la directive européenne
du 14 mai 1991, un programme d'ordinateur est protégé par
le droit d'auteur s'il est original au sens où il est la création
intellectuelle de son auteur. Le droit d'auteur protège la
forme d'un programme d'ordinateur, à savoir son code source,
sa documentation etc. Ce droit d'auteur présente toutefois
des faiblesses. Tout d'abord, il s'acquiert et est opposable
sans aucune formalité de dépot ou de publicité (ce qui est
néanmoins un avantage sur le plan du coût
). Par conséquent,
dans la plupart des cas, la protection légale conférée par
le droit d'auteur sera "défensive", puisque le créateur du
logiciel n'aura de certitude sur la portée de ses droits qu'après
la survenance d'un litige
L'absence de mesure légale de publicité
pose également un problème de preuve en ce qui concerne l'antériorité
du logiciel par rapport à un programme concurrent supposé
constituer une contrefaçon du premier.
Pour ces
motifs, de nombreuses entreprises soucieuses de protéger leurs
investissements estiment que le droit d'auteur, inadapté aux
développements industriels, n'est qu'un pis-aller, ne servant
qu'à lutter contre des copies évidentes ou serviles. Par ailleurs,
la durée du droit d'auteur - cinquante ans - est souvent critiquée
en ce qu'elle serait excessive dans un contexte technologique
extrêmement évolutif. En effet, la durée de vie "économique"
des logiciels est généralement beaucoup plus courte. Certains
ont ainsi proposé de réduire la durée de protection du droit
d'auteur (l'Académie des technologies de France propose, par
exemple, une durée de dix ans).
Le
régime actuel des brevets
Le
brevet est un titre juridique qui confère à son titulaire
une exclusivité temporaire d'exploitation de l'invention qui
en fait l'objet, sur un territoire déterminé, en lui permettant
d'empêcher les tiers notamment de fabriquer, de vendre ou
d'utiliser cette invention sans son autorisation. Toutes les
demandes de brevet ainsi que les brevets délivrés font l'objet
d'une publication.
Les conditions
essentielles de la brevetabilité sont l'existence d'une invention
nouvelle, qui soit réellement inventive et susceptible d'application
industrielle (condition de l'"effet technique"). En pratique,
pour être brevetée, l'invention doit être décrite de façon
suffisamment claire et complète pour qu'un "homme de métier
puisse réaliser l'objet de la revendication par de simples
tâches d'exécution".
Les brevets
constituent non seulement des instruments précieux d'observation
des marchés, mais donnent également une vue d'ensemble des
innovations les plus récentes dans tous les domaines techniques.
Ils sont dès lors un moyen efficace d'éviter les recherches
et les développements parallèles. Les brevets contribuent
également de façon notable aux transferts de technologies
et encouragent l'innovation technique.
Le droit
exclusif afférent à une invention susceptible d'application
industrielle permet aux entreprises de couvrir plus facilement
leurs dépenses en matière de recherche et de développement.
En tant que droits d'exclusivité, les brevets renforcent la
position des entreprises sur le marché.
En Europe,
le droit des brevets est uniformisé depuis la Convention du
5 octobre 1973 sur la délivrance des brevets européens (CBE).
Toutefois, les inventeurs ont deux voies possibles pour obtenir
la protection de leurs inventions, lorsque celles ci-sont
"brevetables". Ils peuvent soit s'adresser à l'Office européen
des brevets (OEB) dans le cadre du système centralisé instauré
par la CBE, soit auprès des bureaux nationaux des brevets
dans les États membres. Dans ce dernier cas, seul le droit
national de l'Etat concerné sera appliqué (droit national
transposé de la CBE). Toutefois, après l'octroi du brevet,
et quelle que soit la voie choisie, le droit national sera
toujours d'application. Dès lors, en cas de litige, les brevets
européens seront soumis au droit national de l'État membre
concerné et à la jurisprudence de ses tribunaux.
La
brevetabilité des logiciels en l'état actuel
La
brevetabilité des logiciels et inventions connexes est actuellement
déterminée principalement par l'article 52, paragraphes (2)
(c) et (3) de la CBE, selon lequel les programmes d'ordinateur
"en tant que tels" ne peuvent pas être brevetés. En effet,
procédé intellectuel, le logiciel ne constitue pas une invention
parce que l'algorithme en tant que méthode mathématique n'a
pas d'effet technique ; or, cet effet est une condition sine
qua non de l'invention. Toutefois, depuis l'entrée en vigueur
de la CBE en 1978, plus de 30.000 brevets en rapport avec
des logiciels ont été accordés et une jurisprudence considérable
a été constituée sur le sujet par les chambres de recours
de l'Office européen des brevets (OEB) et les tribunaux des
États membres. La majorité de ces "brevets logiciels" concerne
actuellement le traitement de données numériques, la reconnaissance
de données, la représentation et le traitement de l'information.
En novembre
2001, l'OEB a même publié de "nouvelles directives relatives
à l'examen pratiqué à l'OEB concernant la brevetabilité des
méthodes dans le domaine des activités économiques et des
inventions en relation avec des ordinateurs". Ces directives
constituent le manuel de référence des examinateurs de l'OEB
pour l'interprétation de la CBE et s'imposent à eux. En substance,
selon la jurisprudence constante de l'OEB, un logiciel sera
brevetable s'il constitue une invention nouvelle qui apporte
une contribution technique à l'état de la technique.
Cette
jurisprudence de l'OEB suscite des réactions contrastées,
voire passionnées. C'est que l'enjeu économique est considérable
: les États-Unis et le Japon reconnaissent la brevetabilité
des logiciels, accordant de ce fait à leurs entreprises un
avantage concurrentiel important en raison du monopole que
le brevet accorde au déposant. Ainsi, aux États-Unis, l'invention
brevetable doit simplement appartenir à un domaine technique
et aucune contribution technique spécifique n'est nécessaire.
Le simple fait que l'invention utilise un ordinateur ou un
logiciel l'intègre à la dimension technique si elle fournit
également un "résultat tangible utile et concret". Les entreprises
européennes, quant à elles, doivent en permanence jongler
avec des artifices juridiques et techniques incertains, qui
freinent l'innovation en raison du risque qu'il font courir
à l'investissement.
Le débat
s'envenime davantage lorsqu'il s'agit d'innovations technologiques
dans le cadre du commerce électronique, ainsi que le démontre
le brevet qu'Amazon.com a pu obtenir sur son sytème "one click",
qui permet à tout acheteur connu par Amazon.com de procéder
à un nouvel achat en un seul clic. Au nom de son brevet -
dont la légalité était contestée - Amazon.com a empêché avec
succès certains de ses concurrents d'adopter un système similaire
De la même manière, British Telecom a revendiqué au début
de l'an 2000 un brevet vieux de quinze ans qui protégerait
le lien hypertexte. Elle a donc demandé à plusieurs intermédiaires
de lui verser des royalties, ce que ceux-ci ont bien entendu
refusé de faire. British Telecom a depuis lors porté le différend
devant les tribunaux américains.
Les
arguments en faveur de la brevetabilité des logiciels
Fondamentalement,
pour être acceptable, la brevetabilité des logiciels doit
répondre aux finalité du droit général des brevets : protéger
les inventeurs tout en assurant une publicité de l'invention
qui garantisse l'innovation et la diffusion des connaissances.
Outre
l'argument tiré du désavantage concurrentiel existant avec
les Etats-Unis ou le Japon, les partisans de la brevetabilité
des logiciels affirment que celle-ci répond aux finalités
précitées, en jouant en particulier un rôle important dans
la valorisation des actifs immatériels des entreprises innovantes
et dans la négociation d'accords de coopération entre entreprises.
Les
défenseurs des logiciels libres
Les
opposant à la brevetabilité des logiciels craignent que celle-ci
profite essentiellement aux grandes sociétés, dotés d'un service
juridique spécialisé et prêtes à investir des sommes importantes
dans la procédure de dépôt. Le succès des logiciels libres
("open source"), et du système d'exploitation Linux en particulier,
arrive à point nommé pour conforter leur thèse : l'apparition
et le succès de ces produits n'aurait sans doute jamais été
possible si les algorithmes de base avaient été monopolisés
par un grand groupe.
L'originalité
du "logiciel libre" est de mettre à disposition d'une communauté
d'utilisateurs et de développeurs le code source d'un logiciel,
et d'en permettre la libre exploitation sous certaines conditions.
Contrairement à l'idée reçue, le logiciel libre ne contrevient
pas aux principes du droit d'auteur, mais au contraire exploite
ceux-ci afin de garantir la libre circulation du code source
modifié par les divers développeurs. Par exemple dans le cas
d'une licence de type GPL ("General Public Licence"), même
si le logiciel dérivé du programme "open source" est breveté,
l'auteur de l'oeuvre dérivée sera déchu du droit de distribution
du programme s'il ne peut pas concilier ses obligations légales
avec les conditions de la licence GPL...
La
proposition de directive européenne
Après
avoir lancé une consultation publique et publié sur son site
Web les réponses recueillies, la Commission européenne a rendu
publique en février dernier sa proposition de directive sur
la brevetabilité des logiciels. Sans réelle surprise, la Commission
a décidé de confirmer dans les grandes lignes la jurisprudence
de l'OEB. Ainsi, les programmes informatiques "en tant que
tels" demeurent non brevetables.
Pour être
brevetable, une invention mise en uvre par l'exécution d'un
logiciel sur un ordinateur ou un appareil similaire doit apporter,
dans un domaine technique, une contribution technique, à savoir
une contribution "qui n'est pas évidente pour une personne
du métier". Il pourrait y avoir "contribution technique" si,
par exemple, une amélioration était apportée dans la manière
dont des processus sont accomplis ou des ressources utilisées
dans un ordinateur (comme une meilleure efficacité d'un processus
physique).
Rapport
avec le droit d'auteur
Il
est prévu que l'exercice d'un brevet s'appliquant à une invention
mise en uvre par ordinateur ne devra pas interférer avec
les exceptions accordées en vertu de la législation sur le
droit d'auteur aux concepteurs de logiciels. En effet, la
proposition de directive se réfère spécifiquement, entre autres,
aux dispositions relatives à la décompilation et à l'interopérabilité
de la directive 91/250/CEE. Cette directive inclut des dispositions
spécifiques (articles 5 et 6) suivant lesquelles le droit
d'auteur sur un programme d'ordinateur n'est pas violé par
l'accomplissement, dans certaines circonstances, d'actes qui
constituent en fait une atteinte au droit d'auteur. Ces exceptions
visent les actes accomplis aux fins d'étudier les idées et
principes à la base d'un programme et la reproduction ou la
traduction d'un code nécessaire à l'interopérabilité d'un
programme d'ordinateur créé de façon indépendante. Il est
également spécifié qu'une personne habilitée à utiliser le
programme d'ordinateur ne peut être empêchée d'en faire une
copie de sauvegarde.
[thibault.verbiest@brussels.ulys.net]
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