Comment Marc et Thierry
ont roulé Bernard et Jean-Marie dans la farine
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Ce
samedi 8 avril, Marc Simoncini, le PDG d'I (France), une
start-up concurrente de Multimania, dîne chez l'un de
ses copains d'enfance. Ce soir, il voudrait bien se détendre,
décompresser mais c'est peine perdue. Contrairement à
ce que l'on pourrait penser, Marc ne se préoccupe absolument
pas de l'e-krach du Nasdaq. Il a vaguement compris que
les marchés connaissaient quelques turbulences mais cela
fait plusieurs semaines qu'il n'a même pas ouvert Boursorama.
Il n'a pas le temps. Marc est peut-être en train de nouer
le deal de sa vie. Deux entreprises essayent actuellement
de le racheter. VivendiNet et LibertySurf, bref Jean-Marie
Messier et Bernard Arnault, les deux acteurs du Net les
plus ambitieux du moment. A peine installé à table, son
portable sonne. Zut, c'est LibertySurf. Marc se retranche
dans la chambre du bébé de son copain avec le combiné
téléphonique d'une main, son portable de l'autre. A l'autre
bout du fil, il y a quatre interlocuteurs. Christophe
Parcot de chez LibertySurf, Franck Boulben de chez VivendiNet
et Thierry de Passemar, son associé à I (France) qui est
parti en vacances à Bali, ainsi que l'un de ses avocats.
Marc joue gros. Il sait qu'il peut faire monter les enchères
entre un Messier et un Arnault, tous les deux accros au
Web. La seule question c'est jusqu'où ? Bien sûr, c'est
un peu compliqué à gérer. Lui, à Paris, traite avec LibertySurf.
Quant à son associé, à l'autre bout du monde, il fait
saliver VivendiNet. Mais il y a des soirs, comme ce samedi,
où il faut bien s'occuper de tout le monde. Avec les touches
R1, R2, Marc virevolte avec les doubles appels, fait patienter
l'un, jongle avec les deux autres, discute stratégie avec
son associé, négocie, fait valser les milliards. Jusqu'à
deux heures du matin. Le bébé, son filleul, est parti
dormir dans la chambre des parents.
Pour
I (France), tout est allé très vite. Quand début 1998,
Marc Simoncini décide de se lancer dans Internet, tout
le monde lui dit qu'il est trop tard. Blouson en cuir,
chevelure noire, accent méridional, Marc est un autodidacte.
Il a commencé à travailler à 16 ans, a collectionné les
petits jobs (il a même été bûcheron !) et a monté une
petite boîte d'informatique à 22 ans. En 1998, sa petite
SSII fait 12 millions de chiffre d'affaires. Mais Simoncini
et son associé Thierry de Passemar sentent que le vent
est en train de tourner en faveur de la nouvelle économie.
Ils décident alors de reconvertir tout de go leur entreprise
en start-up Internet, en se calquant sur le modèle de
Multimania. Bonne pioche. A peine né, I (France) suscite
bien plus d'intérêt que la SSII ne l'avait jamais fait.
Début 1999, Simoncini récolte 20 millions de francs en
quinze jours : Viventures, le fonds de capital-risque
de Vivendi, a été séduit. Et dès juillet 99, la première
offre de rachat tombe. Spray, le portail suédois, débarque
en France et veut vite accroître sa base d'abonnés. Ils
leur offrent 100 millions ! Marc Simoncini et Thierry
de Passemar n'en reviennent pas. Ils sont ravis. Un seul
détail les intrigue. Les Suédois font preuve de beaucoup
d'empressement, les harcèlent de coups de téléphone. Eux
se demandent bien ce que Spray peut trouver de si particulier
à leur petit I (France). Le jour de la fête de lancement
de Spray au Cirque d'hiver, Marc et Thierry sont là. Ce
soir-là, après mûre réflexion, ils ont quasiment décidé
de signer avec Spray. D'encaisser tout de suite les 100
millions. Mais pendant toute la soirée, les dirigeants
de Spray poursuivent leurs assiduités. A tel point que
les deux larrons commencent à trouver tout cela suspect.
Et si, en fait, ils se faisaient berner ? Et s'ils pouvaient
obtenir un meilleur prix ? Bien sûr, 100 millions, c'est
considérable, inimaginable. Mais l'époque est folle, alors...
Ce soir, peut-être un peu enivrés par le champagne gratuit
et la techno, Marc et Thierry prennent la décision la
plus insensée de leur vie. Ils refusent 100 millions de
francs pour une société qui n'a même pas deux ans.
Heureusement
pour eux, ils n'ont pas le temps de le regretter. Mi-mars,
la société tient une conférence de presse au restaurant
l'Alcazar pour annoncer qu'elle veut monter un second
tour de table. La société est valorisée près de 200 millions
de francs, c'est déjà deux fois plus que l'offre de Spray.
Dès l'après-midi, le téléphone commence à sonner. Et en
quelques jours, I (France) reçoit huit offres de rachat,
sans compter les appels de tous les capitaux-risqueurs
intéressés par un ticket dans la boîte. Marc et Thierry
jouent sur du velours. Leur petite entreprise est dans
la situation d'une jolie femme, coquette et courtisée,
qui exacerbe les jalousies et mène par le bout du nez
ses prétendants. Sur la place de Paris, il y a comme cela
une poignée de dossiers qui avivent toutes les passions
et pour lesquels n'importe quel investisseur digne de
ce nom serait prêt à se damner. I (France) en fait partie.
Les offres de rachat alimentent d'autres offres de rachat
: c'est ce que, dans le petit milieu du capital-risque,
on appelle entrer dans le "cercle vertueux du désir".
Avec ses 320 000 membres, I (France) est pourtant un petit
joueur face à Multimania. Mais comme ce dernier, obsédé
par l'IPO, n'a jamais regardé les offres de rachat, I
(France) s'est retrouvé le seul "site de communautés"
disponible sur le marché. Et puis, l'introduction de Multimania,
le 7 mars, a échauffé tous les esprits : ce jour-là, la
start-up a été valorisée jusqu'à 3 milliards de francs.
Une excellente affaire pour I (France), le mini-Multimania,
qui a vu sa valeur décuplée en quelques jours.
Pendant
que le Nasdaq tremble sur ses fondations, Marc, lui, multiplie
les rendez-vous. Il voit Patrick Le Lay de TF1, Serge
Weinberg de PPR, Nicolas Bazire d'Europ@web, qui plaide
pour LibertySurf, et Franck Boulben de VivendiNet. Les
deux candidats les plus accros sont sans conteste LibertySurf
et Vivendi. Chez Vivendi, Jean-Marie Messier est intervenu
personnellement pour que l'affaire se fasse : comment
Vivendi pourrait-elle se passer d'avoir un site de communautés,
le mot à la mode du moment ? Quant à LibertySurf, Pierre
Besnainou adore être dans le bal des deals et Bernard
Arnault ne déteste pas cette atmosphère de compétition
avec son ami Jean-Marie Messier. Les deux hommes sont
tous les deux en lice pour récolter le titre d'empereur
du Net et ils l'ont fait savoir à coups de millions. Tandis
qu'Arnault annonçait la création d'Europ@web qu'il dote
de 500 millions d'euros (3,3 milliards de francs), Messier,
lui, tapait encore plus fort. Il crée Atviso, son propre
incubateur, puis VivendiNet, la structure censée regrouper
tous les métiers du Web qu'il dote royalement de 1,5 milliard
d'euros (10,6 milliards de francs). Leurs deux fournisseurs
d'accès, AOL et LibertySurf, se battent comme des chiffonniers,
s'accusent de publicité mensongère, se bombardent de communiqués
de presse assassins. Messier et Arnault sont certes amis,
mais Internet, c'est leur chose à eux, c'est le jouet
qui chatouille délicieusement leur ego. Et rafler I (France)
au nez et à la barbe d'Arnault, l'homme sacré titan du
Net par Business Week en 1999, ne serait pas pour déplaire
à Messier.
Sur
cette toile de fond, Marc et Thierry virevoltent en artistes.
LibertySurf leur a fait une première offre, mais Marc
s'emploie à faire patienter Nicolas Bazire et Pierre Besnainou.
En contact avec Vivendi, Thierry, allongé avec son portable
sur une plage balinaise, négocie comme un marchand de
tapis. Le 20 avril, au bout de trois semaines de folie
surréaliste - tout se passe au téléphone -, I (France)
signe une lettre d'intention avec Vivendi : elle est rachetée
pour le prix de 150 millions d'euros, soit 1 milliard
de francs, 10 fois plus que l'offre de Spray en décembre
! Le cercle du désir a parfaitement fonctionné. La valorisation
a été calquée sur celle de Multimania au plus haut. Le
31 mai, Marc et Thierry débouchent le champagne. Ils ont
reçu leur chèque. Un chèque avec plein de zéros. Le tandem
a eu le flair de réclamer le tiers du montant du deal
en cash et le reste en actions Vivendi. Chacun reçoit
donc 23 millions d'euros. Presque 150 millions de francs
par tête, en vrai argent. Ils sont multimillionnaires.
Le marché a continué à plonger depuis la semaine noire
de l'e-krach d'avril. Multimania a déjà dégringolé en
Bourse et depuis son cours le plus haut, sa capitalisation
boursière a fondu. LibertySurf n'a pas été épargné. Marc
et Thierry se rendent compte qu'ils viennent de passer
sur le fil du rasoir. Ils ont réussi à rouler dans la
farine Bernard Arnault et Jean-Marie Messier, les deux
piliers de l'establishment. I (France) est le plus beau
deal de la nouvelle économie. Et tout cela en plein krach.