"Milliardaires
d'un jour,
Splendeurs et misères
de la nouvelle économie"
(Guillaume
Biseau et Doan
Bui)
- Edition Grasset -
"Putain, que je suis heureux"
*
En
cette mi-avril, Jean-Marie Messier a d'autres choses à
faire que de rester accroché au site de Boursorama. Certes,
l'indice Nasdaq a effacé tous ses gains depuis le début
de l'année 2000, mais de là à appeler ce réajustement
un krach ! Jean-Marie Messier en a déjà vécu un, en 1987
et cela avait tout de même une autre gueule. A l'époque,
il était chez Lazard. Le fameux lundi noir, il était invité
à la grande soirée annuelle de l'Association Française
des Banques. La dépêche AFP annonçant le krach à Wall
Street est arrivée au début du dîner et il se rappelle
très bien du vent de panique qui a soudain soufflé dans
l'assemblée. Ce soir-là, il est rentré à 3 heures du matin,
alors que c'était le trentième anniversaire d'Antoinette,
sa femme. Il a toujours gardé le souvenir de cette soirée.
A côté, l'e-krach d'avril lui semble être une aimable
plaisanterie. Bien sûr, ces arrogantes dotcoms vont en
prendre pour leur grade. Mais lui ne se sent absolument
pas concerné. Au contraire.
C'est
que Jean-Marie Messier est parti à la chasse au gros gibier.
Depuis le 10 janvier, date du coup de tonnerre de l'alliance
AOL Time Warner, le patron de Vivendi n'a plus qu'une obsession.
Réussir le même coup. Pierre Lescure a rencontré Idei, le
PDG de Sony, lors du forum de Davos, en mars. Mais c'est la
piste Universal la plus chaude. Messier avait déjà rencontré
Edgar Bronfman Junior en novembre, lors d'un petit déjeuner
au siège de Vivendi, 82, avenue de Friedland. On avait parlé
musique, cinéma. On avait évoqué d'éventuelles collaborations.
Mais depuis le 10 janvier, on est passé aux choses sérieuses.
Pierre Lescure, Jean-Marie Messier, Edgar Bronfman, ainsi
qu'Axel Berger et Terry Semel, l'ancien PDG de la Warner,
venu jouer les go between, se sont retrouvés à l'hôtel Four
Seasons à New York. Objectif de ce rendez-vous confidentiel
défense : étudier les modalités concrètes d'une fusion entre
les deux groupes. Depuis, l'"opération secret" avance à grands
pas. Et Messier ne tient plus en place. Le 22 mars, il s'est
rendu à New York. Il était convié par toute la famille Bronfman
au grand complet. La réunion s'est très bien passée. "Monsieur
Messier, il ne vous manque plus qu'un passeport américain",
a déclaré le père Bronfman à la fin de l'entretien . Messier
sait qu'il tient la corde. Maintenant, il ne s'agit plus que
de négocier les derniers détails.
Le 10
janvier, AOL utilisait une valorisation boursière de bulle
pour avaler Time Warner. Quatre mois après, alors que le Nasdaq
est en train de se fissurer de toutes parts, la folie de la
nouvelle économie bat toujours son plein. Vivendi n'a pourtant
rien d'un AOL. Le français n'a pas les millions d'abonnés
Internet de l'américain. Quasi inexistante, VivendiNet, sa
filiale Web, réalise à peine 1 % du chiffre d'affaires total
du groupe. Qu'importe. Messier a réussi à convaincre les marchés
que son groupe était un géant du Net et cela suffit. Il y
a d'abord cette alliance conclue début février avec Vodafone,
le leader européen de la téléphonie mobile. L'accord se résume
à un mot : MAP (multi access portal). Avec MAP, Vivendi et
Vodafone veulent lancer un portail accessible par les ordinateurs,
le téléphone mobile, et les agendas électroniques type Palm
Pilot. MAP n'existe que virtuellement mais il fait déjà fantasmer
les marchés. MAP, c'est l'arme qui va permettre à Messier
de se positionner comme un gros joueur du Net. Interviewé
par Le Monde, J2M assure ainsi qu'il "est prêt à concurrencer
tous les Yahoo ! d'Europe". C'est une petite revanche personnelle
pour Messier. Avec Yahoo !, les négociations ont commencé
dès la fin 1999. Mais malgré tous ses efforts, la star du
Net a finalement dédaigné une alliance avec Vivendi. Le discours
conquérant et futuriste de Messier ravit en tout cas les marchés
financiers. MAP, c'est la convergence entre le téléphone mobile
et l'Internet, c'est le futur, ce sont donc des perspectives
de profits extraordinaires. L'e-krach qui s'aggrave peu à
peu n'a pas encore ébranlé la foi des financiers dans la nouvelle
économie. Ces derniers sont juste échaudés par les dotcoms
et cherchent de nouvelles modes, de nouveaux chouchous. Société
solide, centenaire, Vivendi est le prétendant idéal. Et la
convergence entre mobile, fixe, Internet, organizer, est le
concept tendance du moment. Rapide en affaires, le PDG de
Vivendi a à peine mis en forme le concept MAP qu'il a déjà
trouvé un nom de marque grand public pour son projet : Vizzavi.
Et, début mai, malgré le krach qui commence à décimer les
dotcoms outre-Atlantique, Vizzavi qui n'existe pourtant que
sur le papier est déjà valorisé à 25 milliards d'euros par
les analystes.
Grâce
à cet aveuglement des marchés financiers, Jean-Marie Messier
est en position de négocier un accord d'égal à égal avec Universal.
Un comble ! Les positions de Vivendi dans la communication
se résument en effet à 49 % dans Canal +. Et Canal ne pèse
pas lourd face à un Viacom ou un Universal. Qu'importe, les
Bronfman ne regardent pas le Vivendi d'aujourd'hui, mais celui
de demain, le Vivendi qui fait rêver les marchés. Depuis le
coup de tocsin de la fusion AOL Time Warner, Universal craint
de se laisser dépasser. Cette nouvelle économie, la major
ne la comprend pas. Il lui faut coûte que coûte un ticket
d'entrée pour ce nouveau monde. Ce ticket, c'est Messier,
c'est Vivendi, auréolée de modernité et boostée par les perspectives
futures de Vizzavi. "Putain, que je suis heureux." C'est par
cette phrase devenue célèbre que, le 20 juin, Jean-Marie Messier
annonce devant toute la presse au grand complet sa fusion
avec Universal. Le plus beau deal de sa vie. Vivendi rachète
Universal sur la base de 34 milliards de dollars, une acquisition
exclusivement payée avec ses propres actions. Et à l'été,
quand Jean-Marie Messier retourne à Sun Valley, l'endroit
où se réunissent tous les géants de la communication, il n'est
plus comme en 1999 un observateur passif, un enfant impatient
qu'on obligeait à aller au lit alors qu'il lorgnait la table
des grands. Il s'est acheté, grâce à de la monnaie de papier,
le droit d'aller jouer avec les géants de la communication.
Porté
par la vague de la nouvelle économie, Jean-Marie Messier n'a
désormais plus d'yeux que pour le cinéma, la musique, bref
Universal. Ses positions dans le téléphone lui ont permis
de s'allier avec Vodafone, de lancer Vizzavi pour plaire aux
marchés. Mais maintenant qu'il est arrivé à ses fins, le téléphone
n'est plus réellement un axe majeur de sa stratégie. Aussi,
lorsque Michel Bon apprend la nouvelle de la fusion entre
Vivendi et Universal, il n'est même pas contrarié. Les deux
ennemis sont désormais partis dans deux directions différentes.
Et puis, à sa manière, Michel Bon a, lui aussi, conclu le
deal de sa vie. Comme Jean-Marie Messier, Michel Bon ne s'est
pas non plus inquiété des premières fissures sur le Nasdaq.
Il a cloué le bec à tous ses détracteurs qui l'accusaient
de ne pas avoir une stratégie assez internationale. Le marché
impatient réclamait de l'action, voulait se mettre du deal
sous la dent. Il a été servi : le 31 mai, tandis que Messier
est en train de conclure la fusion avec Universal, Michel
Bon, à Londres, annonce le rachat d'Orange, le troisième opérateur
de téléphone mobile en Angleterre, l'une des entreprises les
plus sexy d'Europe. La plus importante fusion jamais conduite
par France Télécom. Le prix donne le vertige : 50 milliards
d'euros ! Le krach a fait baisser le prix des dotcoms, mais
pas celui des opérateurs de télécoms. Michel Bon, qu'on disait
frileux, a démontré le contraire avec ce coup d'éclat. Effectué
pour 20 milliards d'euros en cash, ce rachat va évidemment
lourdement peser sur les finances de France Télécom, l'endetter
pour des générations mais c'est une condition sine qua non
pour rentrer dans la cour des géants internationaux des télécoms.
Assailli par les photographes, le PDG de France Télécom sourit,
parle anglais, répète à qui mieux mieux "the world is ours,
the world is orange", le slogan d'Orange. Lui aussi est entré
dans un nouveau monde.
© Editions
Grasset
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