Quand
on parle des gagnants du Web et qu'on place Amazon dans
ce cercle restreint, certains s'insurgent violemment: "comment
pouvez-vous ériger en vainqueur une entreprise qui
n'a pas arrêté de perdre de l'argent depuis
ses débuts ? C'est l'exemple type du non-sens
économique !".
Certes, si on regarde le parcours d'Amazon avec seulement
les critères d'évaluation d'un comptable,
alors, on aura tendance à diriger l'entreprise vers
le syndic de faillite le plus proche.
Les débuts d'AOL, avant même les "excès"
de l'Internet, donnèrent lieu à des critiques
pires encore que celles faites aujourd'hui à Amazon:
"Qu'est-ce-que c'est que cette histoire de dépenser
sans compter pour acquérir des clients, c'est la
fuite en avant, jamais vous ne vous en tirerez comme cela".
Avec 25 millions d'utilisateurs dans le monde, AOL gagne
maintenant beaucoup d'argent (au point de pouvoir avaler
Time Warner!) et la Bourse lui donne les moyens de jouer
les prochaines donnes. Alors, pour avoir une vision juste
de la situation, replaçons Amazon dans son cadre,
celui de l'irruption de l'Internet dans le commerce de détail.
Un nouvel "effet d'échelle"
On a souvent dit que la notion d'économie d'échelle
n'existait pas sur le Web, en tout cas pas sous la forme
connue dans l'industrie et qui avait permis aux meilleurs
de creuser l'écart pendant les décennies de
la révolution industrielle.
En fait, cet effet d'échelle existe bel et bien et
il se concrétise facilement par votre " capacité
d'accueil ". On peut dire que le nombre de clients et de
commandes que votre site, votre personnel et votre logistique
vous permettent de traiter représente votre capacité
d'accueil
Dans les magasins traditionnels, la capacité d'accueil
est limitée par la surface au sol et par le personnel
de vente. Ainsi, si Carrefour voulait doubler le nombre
de clients qu'il est capable d'accueillir dans ses magasins,
il n'aurait guère d'autre choix que de doubler le
nombre de magasins et d'employés affectés
à ces magasins. Ici, l'économie d'échelle
ne joue pas sur la capacité d'accueil mais plutôt
sur les conditions d'achat que l'on peut obtenir des fournisseurs
(plus j'ai de magasins et plus j'achète en volume
et plus les coûts d'approvisionnement diminuent relativement).
Dans le cadre d'un magasin en ligne (on dit aussi "zéro
surface"), l'effet d'échelle joue toujours sur les
conditions d'achat (nonobstant le nombre de sites, si j'achète
beaucoup, j'aurais de toutes façons des conditions
proches des grandes surfaces
) mais aussi et surtout au
niveau de la capacité d'accueil. Pour être
capable de recevoir plus de clients et plus de commandes
sur mon site, je n'ai pas besoin de doubler le nombre de
mes employés au même rythme que le nombre de
mes clients.
L'infrastructure et la logistique devront forcément
progresser si je veux maintenir mon niveau de service (condition
indispensable à la fidélisation) mais on constate
qu'il y a découplage entre les deux croissances:
le coût de prise en compte d'un client supplémentaire
au niveau de la capacité d'accueil est moindre pour
les "zéro surface" et ce dans un rapport qui peut
aller jusqu'à 1 à 10 !
De plus, l'accroissement de capacité peut se faire
de façon lissée alors que l'ouverture d'un
magasin supplémentaire représente un forcément
un effet de palier dans les coûts d'exploitation
Bref, à long terme, les marchands en ligne ont avec
ce facteur de la capacité d'accueil un avantage structurel
déterminant et c'est aussi pour cela que la bourse
américaine accorde une telle valorisation à
Amazon.com.
Ceci dit, cet avantage de la capacité d'accueil n'est
pas propre au seul amazon.com et reste valable pour la plupart
des sites marchands.
Les étapes d'une stratégie réussie
Ce qui fait qu'Amazon est le leader de cette nouvelle catégorie
réside plutôt dans sa stratégie et dans
sa capacité à exécuter. Et là,
qu'on le veuille ou non, Amazon est le meilleur exemple
de ce qu'il FAUT faire, que ce soit dans la démarche
marketing ou dans le service client.
Il est important de bien analyser et de bien comprendre
la démarche retenue par Amazon afin d'avoir une petite
chance de reproduire, en partie, sa réussite.
On peut déjà identifier trois phases dans
la trajectoire d'Amazon: la construction de marque, l'élargissement
de l'offre et, enfin, la fidélisation de clientèle
(qu'on pourrait aussi appeler consolidation de part de marché).
Tout d'abord, l'entreprise de Jeff Bezos a commencé,
fort logiquement, par construire son image, valider son
concept et surtout, faire connaître son URL (l'adresse
de son site Web). A cette époque (les années
95 à 97), les vrais sites marchands sont encore relativement
rares et Amazon a pu en profiter pour établir son
site comme une destination incontournable dans sa catégorie
(initialement limitée à la vente de livre).
Durant cette période, les responsables du site ont
dépensé presque sans compter afin de profiter
de cette "fenêtre de tir" favorable, Amazon a su faire
son "brand building" (construction et renforcement de la
marque) au bon moment.
Aujourd'hui, les faits sont là, Amazon est une destination
quasiment aussi connue que Yahoo. On peut presque dire que
le plus dur a été fait !
Dans un deuxième temps, Bezos a pu dévoiler
le second volet de sa stratégie: la généralisation
de l'offre. Alors qu'Amazon était initialement fortement
associé à son image de librairie en ligne,
le but d'Amazon était en fait définir la catégorie
de marchands en ligne, une nuance d'importance.
Toutes proportions gardées, Amazon s'est comporté
comme Microsoft (je ne parle ici que de l'aspect marketing
du comportement de l'entreprise !): établir une solide
tête de pont sur un domaine facile à investir
et étendre son audience aux domaines connexes, progressivement,
en reproduisant les recettes qui avaient prouvé leur
efficacité et en s'appuyant fortement sur la notoriété
globale de la marque.
C'est grâce au travail initial de brand building qu'Amazon
a pu étendre son rayonnement, plus ou moins facilement
il est vrai selon le type de produits (bons résultats
sur les disques, moins spectaculaires sur les autres types
de produits).
Pas de conquête sans fidélisation
Depuis un peu moins d'un an, la société de
Jeff Bezos est entrée dans la 3ème phase de
sa trajectoire: la fidélisation durable de sa base
de clientèle.
Une fois de plus, les dirigeants d'Amazon ont compris avant
les autres qu'il n'y avait pas de conquête sans fidélisation,
surtout sur le Web qui favorise la versatilité. Aussi,
très rapidement, la société s'est dotée
d'entrepôts pour abriter ses stocks afin de mettre
les livres commandés dans des cartons à ses
couleurs. Amazon est célèbre pour la qualité
de son service client, il y a de nombreuses anecdotes en
circulation qui illustrent le soin apporté à
la gestion de cette relation clé: réponse
rapide aux messages, petits mots écrits à
la main dans les cartons d'emballage, passage à un
niveau de livraison rapide gratuitement, etc.
Cette attention aux détails a coûté
cher (des investissements logistiques qu'on imaginait inutiles
pour les sites Web !) mais les résultats sont là:
plus de 60% des commandes proviennent des clients fidélisés,
un taux record qui vaudra de l'or au fur et à mesure
que les positions vont se durcir sur le marché.
C'est dans le déroulement de ces trois phases qu'il
faut comprendre la stratégie globale d'Amazon: établir
la catégorie des sites marchands généralistes
et devenir la destination de référence dans
cette catégorie.
A ce niveau de son parcours, Amazon semble particulièrement
bien orienté pour la suite des événements
et face à un marché qui est en train de se
durcir:
- Les revenues progressent. Les 650 millions de dollars
de chiffre d'affaires réalisé par le seul
Amazon.com durant la période des fêtes de Noël
1999 représentent des ventes supérieures à
celles de toute l'année 1998 !
· La base clientèle s'élargit. Dans un
contexte de pression concurrentielle plus forte que jamais,
Amazon continue d'attirer toujours plus de nouveaux clients:
2,5 millions durant le 4ème trimestre 1999 (2,4 millions
durant le 3ème trimestre 1999).
· Le coût d'acquisition des clients baisse. Malgré
des dépenses promotionnelles importantes, le coût
d'acquisition des nouveaux clients baisse depuis le 3ème
trimestre 1999.
Pour toutes ces raisons, je suis très optimiste quant
à l'avenir d'Amazon même et surtout dans la
perspective d'un marché qui en train de devenir plus
exigeant vis-à-vis des ".com compagnies". De plus,
Amazon est justement en train de préparer son arrivée
en France. Voilà enfin le maître étalon
qui arrive sur un marché qui commence à s'éveiller:
les choses sérieuses démarrent, les amateurs
n'en ont plus pour longtemps !
[Alain
Lefebvre, vice-président du groupe SQLI]