Ce que l'IA générative apporte ou retire aux métiers du jeu vidéo

Ce que l'IA générative apporte ou retire aux métiers du jeu vidéo De l'élaboration du scénario au lancement sur le marché, toutes les étapes du développement d'un jeu vidéo peuvent potentiellement bénéficier des apports de la gen AI.

Les artisans du jeu vidéo sont dans la rue ! Le 13 février 2025, l'industrie vidéoludique connaissait sa première grève nationale. Une dizaine de rassemblements étaient organisés dans toute la France à l'initiative du Syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo (STJV). En autres revendications : les conditions de travail, la fin du télétravail ou les menaces sur l'emploi. Le jeu vidéo a été l'un des rares secteurs d'activité à connaître une parenthèse enchantée durant la crise Covid – confinement oblige, les Français ont joué ! – qui s'est refermée depuis, les ventes revenant à la normale. Les studios ont alors dû se séparer des derniers embauchés multipliant les plans sociaux. Le site Game Industry Layoffs a recensé 14 600 licenciements en 2024.

Alors que le secteur traverse une passe difficile, la déferlante de l'IA générative pourrait à la fois être sa bouée de sauvetage, en apportant de précieux gains de productivité, ou bien accélérer les suppressions d'emplois en automatisant à tout va. Sur le papier, la gen AI peut intervenir à tous les stades de fabrication d'un jeu vidéo, de l'élaboration du scénario à son lancement sur le marché.

Quand l'expérience de jeu devient unique

Dans le domaine de la narration, on connaît la capacité des grands modèles de langage (LLM) à générer du contenu textuel, qui peut servir d'ébauche à un futur scénario ou à aider à formaliser les codes d'un jeu. Avec l'IA, le scénario peut ensuite s'adapter en fonction du profil du joueur et proposer des niveaux de difficulté plus équilibrés, améliorant le gameplay.

Les personnages non-joueurs (PNJ) dopés à l'IA gagnent, eux, en réalisme. Adieu les réactions stéréotypées du film Free Guy, les bots interagissent plus finement avec le joueur, tiennent des dialogues personnalisés voire se comportent différemment au fil de l'action. De même, avec la capacité de l'IA à générer de l'audio, la bande sonore peut changer afin de répondre aux préférences du joueur. Sans parler des nouvelles technologies immersives telles que les dispositifs haptiques ou olfactifs apportant les sens du toucher et de l'odorat.

L'IA peut ensuite aider à débuguer le jeu en automatisant les tests. Une fois le jeu sur le marché, un chatbot vient assurer le premier niveau d'un service client ou d'une assistance aux joueurs en répondant aux demandes récurrentes de la communauté. L'IA peut même, dans le cas des jeux massivement multi-joueurs (MMORPG), détecter des cas de triche ou des attitudes inappropriées. Ubisoft et Riot Games se sont associés pour développer une base de données anonymisées afin de former les systèmes d'IA à identifier les comportements toxiques chez certains joueurs.

Les métiers du développement davantage impactés

Quels sont les impacts réels de l'IA sur la filière du jeu vidéo ? En avril dernier, le centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) et le cabinet BearingPoint ont dressé une cartographie des métiers. Il laisse apparaître que "certains métiers sont plus susceptibles de voir leurs processus et outils de travail évoluer significativement". En l'occurrence, il s'agit principalement des métiers du développement tels que le character designer, l'artiste texture, l'animateur 2D/3D et le monteur son ou image.

Alors que l'industrie du jeu vidéo est connue pour son hyperspécialisation avec une répartition du travail en micro-tâches - la composition d'un personnage fait appel à des spécialistes du squelette (rigging), de la peau (skinning) ou du mouvement. L'IA pourrait conduire à plus de polyvalence et donner naissance à des profils hybrides voire touches à tout.

"Aujourd'hui, l'IA est avant tout un outil qui vient automatiser les tâches les plus pénibles, libérant du temps de création aux profils artistiques", tempère Claire di Felici, manager chez BearingPoint pour le secteur media, culture & entertainment. "En allégeant la charge de travail, l'IA peut améliorer les conditions de travail d'une industrie connue pour ses horaires à rallonge."

L'arrivée de l'IA dans ces métiers du développement est, par ailleurs, progressive. Elle s'inscrit dans la montée en compétences classique dans la profession. "De nouveaux plugins apparaissent dans les logiciels que les professionnels utilisent déjà comme Maya ou Unreal Engine", poursuit Claire di Felici. "Ce ne sont pas de nouveaux outils qui leur évitent de repartir de zéro."

La consultante note que cette autoformation est un réflexe habituel chez les experts du jeu vidéo qui partagent leurs expériences sur les forums de discussion et se nourrissent de tutoriels sur YouTube. Cette population est, par ailleurs, technophile, ce qui facilite son rapport à l'IA.

Un sparing partner pour challenger les game designers

L'IA vient même nourrir le processus de création. Des outils tels que Midjourney, Stable Diffusion ou Red Panda AI, qui génèrent des images et maintenant des vidéos, peuvent être utilisés comme sparing partner. "Dans les phases préparatoires, l'IA va générer ou décliner une ébauche de personnage pour challenger les game designers", estime Claire di Felici. "Cela permet d'accélérer les itérations créatives et de se projeter sur le rendu final."

L'art du prompt n'est toutefois pas donné à tout le monde. Pour obtenir un rendu correct, il faut maitriser les termes techniques et les références artistiques, en indiquant, par exemple, à l'IA d'utiliser tel type de focal, telle source de lumière ou tel style graphique. Directeur de l'observation et de la prospective au sein de l'Afdas, l'opérateur de compétences (Opco) du secteur, Jean Condé abonde dans ce sens. "Pour prompter correctement, il faut être du métier. L'IA sera capable de produire beaucoup de contenus mais c'est l'œil averti du professionnel qui pourra les discriminer", indique-t-il.

Selon lui, l'IA peut apporter des gains de productivité dans un secteur très concurrentiel qui vont se lisser une fois que tous les studios ont intégré ce type d'outils. "Les grands studios qui ont une réputation qualitative intègrent l'IA à petites doses", poursuit-il. "A l'inverse de petits studios, notamment dans l'univers des jeux mobiles RPG, y voient un moyen d'industrialiser les phases de production et réduire le délai de mise sur le marché."

Se voulant rassurant, Jean Condé n'observe, pour l'heure, qu'un impact marginal de l'IA sur l'emploi. "Il n'y a pas de baisse de recrutements ou du volume d'heures travaillées", constate-t-il. Pour autant, pas question de faire l'autruche. "Avoir un train de retard dans l'IA sera difficile à rattraper. On le voit dans les écoles spécialisées, des étudiants s'emparent naturellement de ce type d'outils quand d'autres sont réfractaires. Cette ligne de fracture se retrouve ensuite en entreprise", poursuit Jean Condé.

Associer fibre artistique et compétences techniques

Dirigeant de PopScreen Games, un studio de développement de jeux mobiles RPG, et membre du conseil administration du Syndicat national du jeu vidéo (SNJV), Davy Chadwick s'est intéressé à l'IA générative dès le lancement de ChatGPT fin 2022. "C'est un tournant majeur, il y aura un avant et un après dans la production de jeux vidéo", reconnait-il.

Son studio a commencé à utiliser ChatGPT pour la narration et la traduction. "Au départ, les résultats étaient imprécis, aujourd'hui, ils sont tout à fait exploitables", souligne Davy Chadwick. L'IA permet également de générer dynamiquement de la musique. En ce qui concerne les effets spéciaux, il trouve, pour l'heure, plus facile de recourir à des bibliothèques dédiées.

Pour Davy Chadwick, le principal apport de l'IA générative porte sur la génération de contenus graphique. Les modèles de diffusion permettent, entre autres, de créer des environnements, des fonds simples. "Tout le monde sait générer de magnifiques images dans le style cyberpunk. En revanche, quand il s'agit de tenir compte des contraintes de production et d'intégration, c'est autrement plus compliqué", pointe Davy Chadwick. "Pour réussir ce challenge, il convient d'associer la fibre artistique à de solides compétences techniques. Ceux qui ont la double casquette seront les maîtres du monde."

Ces profils hybrides seront d'autant plus demandés que Davy Chadwick s'attend à ce que l'IA libère le champ des possibles. Le jeu No Man's Sky qui génère de façon algorithmique un nombre quasi infini de planètes uniques n'est, selon lui, qu'un avant-goût de ce qui nous attend. "L'IA embarquée dans notre smartphone pourra créer de nouveaux mondes visuels et sonores en temps réel. Chaque joueur vivra une expérience unique", conclut-il.