Les "IA factories", futur moteur d'une nouvelle révolution industrielle?

Les "IA factories", futur moteur d'une nouvelle révolution industrielle? Jensen Huang , le patron de Nvidia, imagine un avenir tissé d'usines d'un type nouveau, sortes de guichets uniques consacrés à l'IA, afin de faciliter la commodification de celle-ci tout en ramenant des emplois industriels aux Etats-Unis.

Les centrales à charbon, puis électriques, ont été au cœur de la révolution industrielle, fournissant aux usines l'énergie nécessaire pour produire des biens manufacturés à grande échelle. Demain, les "usines d'IA" ("AI factories") seront tout aussi nécessaires pour permettre aux entreprises de tirer profit de la nouvelle révolution qui s'annonce : celle de l'intelligence. Tel est en tout cas l'avis de Jensen Huang, le patron de Nvidia, dont les cartes graphiques (GPU) sont devenues essentielles à l'entraînement et au fonctionnement des algorithmes d'IA de pointe.

Dans un discours prononcé lors du Hill and Valley Forum, un événement organisé à Washington pour réunir élites de la Silicon Valley et décideurs politiques, Jensen Huang a déclaré que chaque entreprise américaine aurait bientôt besoin de recourir à une usine d'IA pour mettre en place des solutions innovantes, qu'elle opère dans la finance, la santé, l'industrie ou l'automobile. Selon les mots du patron de Nvidia : "Demain, chaque voiture construite, chaque produit réalisé aura son pendant numérique. Une usine d'IA sera donc nécessaire pour concevoir les modèles qui tourneront dans le véhicule."

La vision de Jensen Huang

Quelle différence entre ces futures usines d'IA et les centres de données d'aujourd'hui ? Pour Jensen Huang, là où ces derniers se contentent de stocker et traiter l'information, les usines d'IA formeront de complexes infrastructures informatiques capables de générer de l'intelligence en temps réel. Elles combineront réseaux de serveurs, GPU, DPU (unités de traitement de données) et autres matériaux spécialisés, associés à des solutions avancées de stockage et de gestion des données.

Ni simples usines physiques ni centres de données classiques, ces plateformes fabriqueront de l'intelligence à partir des masses de données, en orchestrant tout le cycle de vie de l'IA, de l'ingestion des données à l'entraînement, l'ajustement et l'inférence en temps réel. De même qu'une usine traditionnelle utilise des matières premières pour les transformer en produits finis, une usine d'IA transforme des données brutes en intelligence : des prédictions, réponses et éclairages qui viennent nourrir les décisions professionnelles.

"La bonne manière d'interpréter tout ça, c'est de réaliser que l'IA va donner des augmentations de productivité énormes. On va avoir des centres de données entiers qui vont tourner pour faire de la physique quantique, développer de nouveaux matériaux, de nouvelles sources d'énergie, de nouvelles batteries, aider les gouvernements à optimiser leurs budgets… Des centres de données qui ne feront ni de l'entraînement ni de l'inférence, mais un mélange des deux, de l'apprentissage un peu en continu", estime Antoine Chkaiban, analyste chez New Street Research, un cabinet d'intelligence de marché.

Une nouvelle révolution industrielle ?

La vision de Jensen Huang traduit une conception de l'économie de demain où l'IA sera un service et l'intelligence une commodité. "Le message est clair : l'IA n'est plus seulement un outil au service de l'automatisation et de l'efficacité — c'est une infrastructure essentielle qui va dicter la croissance économique, la domination technologique et les avantages compétitifs dans les années à venir", estime Senthil Ravindran, de ConceptVines, un consultant pour start-up. "Nvidia ne se contente pas de vendre des puces puissantes. Elle pose les bases d'un monde où l'intelligence sera fabriquée à grande échelle, comme l'électricité, l'acier et les infrastructures informatiques ont nourri les précédentes révolutions industrielles."

Pour l'entreprise de Jensen Huang, la distinction est hautement stratégique. Au-delà de la puissance de ses GPU, pour l'heure inégalée, Nvidia tire sa force de son écosystème, que la société développe patiemment depuis déjà une vingtaine d'années. Un écosystème qui comprend des communautés de développeurs qui s'entraident et conçoivent des librairies ; des sociétés qui entraînent de gros modèles d'IA et des modèles plus petits ; et des clients de taille comme les Gafam qui mettent en place les briques logicielles nécessaires pour déployer les GPUs de Nvidia dans leurs centres de données.

La vision des usines d'IA, où l'écosystème Nvidia jouera incontestablement un rôle clef, illustre une volonté d'aller un cran plus loin. Le leader mondial des puces d'IA s'imposerait ainsi comme la colonne vertébrale de la future révolution de l'intelligence, en construisant un système nerveux complet mêlant à la fois software, hardware et infrastructures industrielles pour permettre à n'importe quelle entreprise de se "pluguer" sur son écosystème pour tirer tous les bénéfices de cette technologie de rupture. Jensen Huang envisage en somme ni plus ni moins que d'être le Thomas Edison de l'IA.

"D'ici 2035, la demande de puissance informatique pour les modèles d'IA devrait augmenter d'un facteur 100, ce qui demandera un montant estimé de 1 000 milliards de dollars d'investissements dans les centres de données spécialisés dans l'IA d'ici 2030. Ce basculement ne vise pas seulement à améliorer l'efficacité — il s'agit de transitionner d'une économie de la connaissance vers une économie de l'intelligence, où c'est la prise de décision appuyée sur l'IA en temps réel qui déterminera qui seront les leaders industriels", estime Senthil Ravindran.

Une manière de courtiser Donald Trump

Enfin, impossible de lire les récentes déclarations de Jensen Huang sans tenir compte du contexte politique actuel aux Etats-Unis. D'un côté, le président américain réclame à cor et à cri le retour des emplois industriels sur le sol américain. De l'autre, il a déclenché une guerre commerciale ouverte contre la Chine, et fait tout pour limiter l'accès de celle-ci au meilleur de la technologie américaine sur l'IA. Une politique qui nuit à Nvidia, la société ne pouvant plus importer ses puces dans l'empire du Milieu, y compris des modèles moins puissants conçus spécialement pour s'adapter à une vague précédente de sanctions. Le patron de Nvidia essaie dans ce contexte de négocier avec Donald Trump pour obtenir un allègement des sanctions.

Notons à cet égard que le Hill and Valley Forum, où Jensen Huang a récemment exposé sa vision autour des usines d'IA, a été cofondé par Jacob Helberg, un membre de l'administration Trump. Jensen Huang a pris soin d'insister sur les emplois dans la construction et l'industrie de l'acier (un des chevaux de bataille de Donald Trump) qu'un futur boom des usines d'IA va créer aux Etats-Unis. "Notre pays doit reconnaître que les activités manufacturées constituent un travail aussi respectable que nécessaire pour construire un pays", a-t-il affirmé, en une déclaration que n'aurait pas reniée le président américain.

"Je suis ravi de voir cette administration encourager et soutenir l'industrie sur le sol américain", a encore récemment déclaré le patron de Nvidia. "Si l'on ne rattrape pas notre retard dans ce domaine, nous risquons de laisser tomber un immense secteur économique."

Plus tôt cette année, Nvidia a également affirmé vouloir commencer à fabriquer des superordinateurs pour l'IA intégralement aux Etats-Unis. Autant d'annonces qui visent incontestablement à se ménager les bonnes grâces de la Maison-Blanche afin de disposer de leviers de négociations dans la guerre commerciale avec la Chine. Jensen Huang, qui a également déclaré dans une interview que les décideurs "devaient reconnaître l'importance d'accélérer, soutenir et promouvoir l'industrie américaine de l'IA dans le monde", s'est entretenu avec des élus de la Chambre des Représentants pour évoquer les contrôles à l'exportation sur les puces d'IA.