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Yves Guiet
(Professeur d'histoire-géographie au Lycée Raymond Loewy)

La mémoire communautaire

Dans la cité scolaire de La Souterraine, au coeur de la Creuse, professeurs et élèves travaillent bénévolement sur un site, "Bonjour les enfants", consacré au sauvetage de plusieurs centaines d'enfants juifs dans le département pendant la deuxième guerre mondiale. Loin d'être un mémorial, le site crée une nouvelle communauté. Celle de la mémoire vivante.

"Pourquoi La Souterraine ?, se demandait Daniel Schneidermann dans sa série 'Les Folies de l'Internet' parue cet été dans Le Monde. Parce qu'il arrive rarement de traverser des souterrains si magiquement constellés d'étoiles." Malgré deux articles consacrés au site créé par la cité scolaire de ce village creusois (le 30/08 et le 03/09), le journaliste n'est pourtant jamais venu -physiquement- à La Souterraine. Il n'a même jamais cherché à contacter la cité scolaire. "Cela a été une vraie surprise pour nous ! Vous imaginez, deux articles qui paraissent au sujet de notre site comme par magie. Et ce, à quelques jours d'intervalle, et dans Le Monde !", explique Yves Guiet, professeur d'histoire et géographie en lycée.

Choletais d'origine, Yves Guiet a fait des études de géographie à Nantes. Une fois son agrégation passée, en 1975, il a été nommé en Creuse. C'est à La Souterraine, 5.400 habitants, deuxième ville de la Creuse après Guéret, qu'il a décidé de rester, au Lycée Raymond Loewy. Après quelques cours de formation en informatique reçus dans les années 80, Yves Guiet s'est lancé tout seul dans la programmation puis sur Internet. Il a très vite compris l'opportunité extraordinaire que pouvait représenter ce nouveau média. Avec l'aide d'autres professeurs de l'école, surtout spécialistes en histoire-géographie, Yves Guiet a créé le site de la cité scolaire Raymond Loewy. "Nous sommes allés à contre-courant des autres sites dans ce genre. En général, on fait d'abord une vitrine en présentant les infrastructures et les différentes sections de l'école. Nous, on a débuté avec la mise en ligne des travaux de recherche réalisés par les élèves. On a fait l'inverse mais, maintenant, il faut qu'on travaille sur la rubrique de présentation de l'école même si personne n'est vraiment motivée", souligne Bob Domingues, un autre professeur impliqué dans le projet.

"Nous recevons plusieurs e-mails chaque semaine. Ce sont des messages de félicitation ou alors des personnes qui se sont reconnues en voyant des photos. C'est souvent très fort."

C'est en 1995 qu'est parue en ligne la première application "Raymond Loewy" destinée à montrer le potentiel d'Internet. Il s'agissait d'un travail réalisé par des élèves de cinquième sur la Première Guerre mondiale, "la der des der". Trois ans plus tard, venait alors le tour de "Bonjour les enfants", un sujet qui allait tout bouleverser. Ce nouveau travail de recherche est devenu un véritable site dans le site, en raison de sa longueur mais aussi de son retentissement. "Bonjour les enfants" présente le sauvetage de plusieurs centaines d'enfants juifs à Chabannes, un petit village creusois, pendant la Deuxième Guerre mondiale. Depuis 1998, le projet s'est peu à peu étoffé, au fil des mises à jour et de la multiplication des témoignages d'enfants sauvés.

"Les articles dans Le Monde ont été une véritable surprise. Personne ne nous a prévenus de leur sortie. Depuis, nous recevons plusieurs e-mails chaque semaine. Ce sont des messages de félicitation ou alors des personnes qui se sont reconnues en voyant des photos, des dessins ou des témoignages. C'est souvent très fort", reconnaît Yves Guiet. Pourtant, cet afflux de visiteurs sur le site (nul ne sait exactement combien, les compteurs ont été remis à zéro) et cette reconnaissance ont leur revers de la médaille. Il faut vérifier une par une les précisions et les déclarations des personnes âgées, qui ont parfois la mémoire un peu chancelante, sur leurs expériences vécues pendant la guerre en Creuse. Car il y a les souvenirs, et puis ceux créés de toute pièce avec le temps... "Ce qui est ennuyeux, c'est que nous avons parfois l'impression que le site est perçu comme une sorte de mémorial alors que c'est surtout un travail réalisé par des élèves, avec l'aide de leurs professeurs. Quand nous recevons des messages d'encouragement d'Israël par exemple, on se sent un peu dépassé. Ce n'était pas l'objectif initial de notre travail", précise Gérard Laurichesse, un autre intervenant dans le projet.

Les nouvelles technologies sont perçues comme un excellent moyen de se désenclaver et de ne pas souffrir du relatif isolement de la commune.

La Cité scolaire Raymond Loewy de La Souterraine, est composée de plus de 1.000 élèves, du collège au BTS. Les nouvelles technologies sont perçues comme un excellent moyen de se désenclaver et de ne pas souffrir du relatif isolement de la commune. Sur une centaine de professeurs, plus d'un tiers possèdent du matériel informatique chez eux et utilisent régulièrement Internet. Chez les élèves, c'est encore plus probant puisque 50% ont un ordinateur à la maison et un tiers se connectent à la Toile depuis chez eux. L'école dispose d'une quarantaine d'ordinateurs, fournis par le Conseil régional, mais une seule ligne Numéris. "Le groupe scolaire doit débourser environ 18.000 francs par an pour la connexion. Pour cela, on ne reçoit aucune aide spécifique de l'Etat. L'informatique et Internet sont pour nous un poste de dépenses assez important. Avec une seule ligne, la connexion est parfois un peu lente, mais il faut faire avec", ajoute Yves Guiet.

Pour le site, il faut avant tout compter sur la motivation des professeurs. Ce sont eux qui acceptent de donner leur temps pour le projet, en étant entièrement volontaires. Yves Guiet se charge de la mise à jour du site à partir de son portable personnel et entièrement à ses frais. "C'est vrai que c'est un gros investissement personnel. Il faut que nous apprenions nous-mêmes à maîtriser les outils et il faut passer du temps à conseiller les élèves et à les aider dans leurs recherches", avoue Véronique Durin, employée à la bibliothèque du groupe scolaire et qui s'est chargée de la relecture finale et de la correction de "Bonjour les enfants".

Depuis la parution des articles, La Souterraine a vu défiler quelques journalistes de télévision ou de radio intrigués. Un petit manège qui n'empêche pas les professeurs de la cité scolaire, Yves Guiet en tête, de continuer à gérer discrétement leur projet. Sans en attendre la gloire.

[Florence Santrot, JDNet]