JDNet.
En
1999, à Hourtin, vous avez annoncé un projet de loi
sur la société de l'Information. La LSI a été adoptée
en Conseil des ministres puis déposée sur le bureau
de l'Assemblée nationale en 2001. Compte tenu de la
rapidité des changements inhérents aux NTIC, ce projet
n'est-il pas aujourd'hui obsolète?
Lionel Jospin.
Je
voudrais rappeler d'abord que, comme je m'y étais engagé,
nous avons procédé à de nombreuses adaptations de notre
droit, comme, par exemple, par la reconnaissance de
la signature électronique, pour faciliter l'usage de
la cryptologie, pour reconnaître aux collectivités locales
les compétences nécessaires à leur rôle d'aménageur
numérique du territoire ou, s'agissant de la concurrence,
pour le dégroupage de la boucle locale. En janvier de
cette année, l'assemblée nationale a adopté en première
lecture le projet de loi relatif à la protection des
données à caractère personnel, enjeu essentiel pour
nos concitoyens dans la société de l'information.
La
préparation de la LSI a marqué un autre temps fort du
débat sur ces enjeux juridiques. Le calendrier parlementaire
n'a pas permis son examen. Les grandes questions traitées
dans ce projet, comme la diffusion gratuite des données
publiques, l'adaptation du dépôt légal ou de l'accès
aux archives, le commerce électronique ou la sécurité
des réseaux restent d'autant plus d'actualité que de
nouveaux textes européens sont intervenus qu'il faudra
transposer.
Il
appartiendra au prochain gouvernement de trancher entre
deux options : soit reprendre un texte unique, complété,
soit, pourquoi pas, procéder à travers plusieurs lois
thématiques.
Vous avez
fait de l'administration numérique l'une de vos priorités.
Comment jugez-vous la situation de la France aujourd'hui,
alors que des études récentes montrent l'intérêt encore
limité des internautes pour les sites des administrations
?
Je
prendrai à dessein une référence extérieure : les résultats
de l'étude réalisée pour le compte de la commission
européenne et des Etats-membres sur les progrès de l'administration
électronique en Europe placent régulièrement la France
parmi les pays les plus avancés en ce domaine. Quelques
exemples : la France est première ex æquo en matière
de paiement des impôts et de déclarations en ligne de
TVA, de cotisations sociales et de douane, ainsi que
de recherche d'emploi en ligne et deuxième ex æquo pour
la délivrance en ligne des cartes grises et des permis
de construire.
Je
vous rappelle que, loin de relâcher l'effort, mon gouvernement
a lancé une nouvelle étape à l'automne, en fixant l'objectif
de généraliser les téléservices d'ici 2005.
Les
nouvelles technologies peuvent-elles permettre à l'administration,
souvent jugée distante, de se réconcilier avec les Français?
Et dans quelle mesure Internet modifie-t-il, selon vous,
les rapports citoyens-pouvoirs publics?
Je ne crois pas que l'administration électronique concurrence
la présence de proximité des services publics, au contraire,
elle en est le prolongement. C'est même en développant
les outils informatiques que l'on pérennise et renforce
la présence locale des services publics et la qualité
des services apportés à l'usager : grâce au portail
internet de l'administration, les agents ont ainsi accès
aux informations en temps réel.
Le
développement de l'accueil et du renseignement téléphonique
est également une voie privilégiée de développement
de nouveaux services publics. Les technologies de l'information
favorisent aussi le décloisonnement des administrations
et l'échange d'informations entre elles, allégeant d'autant
la charge de l'usager.
Pensez-vous
qu'Internet est aujourd'hui un média d'influence politique?
Oui. En tant que média qui prend peu à peu sa place
aux côtés de la presse, de la télévision et de la radio,
l'influence d'internet est évidente. Les sites politiques
sont d'ailleurs de plus en plus nombreux et on y trouve
souvent des informations qu'il est difficile de trouver
ailleurs.
Internet
permet aussi des formes d'expression nouvelles par rapport
aux médias traditionnels, sur les forums ou les pages
personnelles par exemple : chacun peut s'exprimer et
faire connaître ses opinions au monde entier d'une manière
qui était impossible auparavant.
La
manière dont les associations se sont appropriées l'internet
est à mes yeux exemplaire des potentialités formidables
de l'outil.
Cette
campagne présidentielle est la première où l'Internet
joue un rôle réel. Quel regard portez-vous sur les initiatives
en la matière et quelle influence leur attribuez-vous?
Pour
moi c'est en effet une nouveauté radicale, car jamais
jusqu'ici l'internet n'avait été fortement présent en
France dans une campagne nationale ; le seul précédent
est celui des municipales de 2001, que j'avais d'ailleurs
observé avec beaucoup d'intérêt.
Mon
site Lioneljospin.net est devenu un outil quotidien
pour tous ceux qui sont impliqués dans ma campagne,
et un formidable outil de diffusion d'information. Des
gens de tous horizons y posent des questions que je
lis souvent : je suis frappé par la liberté de ton et
la facilité avec laquelle les internautes m'interrogent
dans ces e-mails. C'est une nouvelle forme de relation
entre un homme politique et ses électeurs, et cela me
semble prometteur.
Le Parti socialiste a déclaré
son opposition à l'élection électronique par l'Internet
pour les mandats de la République. Quelle est votre
position?
Le vote en ligne, comme tout vote à distance, ne garantit
pas que le vote est personnel et échappe à une influence
extérieure directe. L'absence d'isoloir est, à mes yeux,
rédhibitoire pour les élections politiques.
Des pistes sont cependant ouvertes à l'utilisation du
vote électronique : les élections pour lesquelles le
vote à distance existe déjà (élections professionnelles,
de parents d 'élèves
) ou l'utilisation de machines
à voter dans les bureaux de vote qui permettra un décompte
instantané et automatique des votes. Il y a d'ailleurs
eu un débat intense sur le forum de discussion ouvert
sur mon site de campagne à ce sujet. L'idée qui s'en
dégage est que le véritable apport de l'internet à la
démocratie se situe en amont du vote.
La
sécurité des réseaux est une préoccupation largement
partagée. Quels sont à vos yeux les vrais et les faux
dangers ?
La confiance dans les réseaux est un facteur essentiel
au développement du commerce électronique. Je sais que
beaucoup de Français craignent encore d'utiliser leur
carte bancaire en ligne. Voilà pourquoi je souhaite
que nous parvenions enfin à nous donner collectivement
les moyens de rassurer nos concitoyens sur ce thème.
S'il apparaît nécessaire que le gouvernement stimule
la concertation entre les banques, le secteur du commerce
et les autres acteurs concernés pour faire avancer cette
question, je l'y inciterai.
Autre
danger : le racisme, l'antisémitisme, la pédophilie,
la pornographie enfantine qui se diffusent aussi sur
l'internet. C'est la part d'ombre du web contre laquelle
il faut lutter avec détermination en renforçant la coopération
internationale sur ce sujet.
Enfin,
les grandes infrastructures de télécommunication qui
irriguent notre économie et nos services publics ont
désormais une importance vitale : leur interruption
même momentanée pourrait avoir de graves conséquences
pour notre pays. Leur protection est un enjeu essentiel
de sécurité. C'est d'ailleurs pourquoi, parmi les chantiers
du PAGSI, j'ai voulu que les moyens de l'Etat soient
adaptés en conséquence, par exemple pour faire face
aux nouvelles menaces que constituent les intrusions
et les virus informatiques.
Pour certains, le caractère
transfrontière d'Internet en fait une zone de non-droit.
Partagez-vous cette analyse?
Il ne faut pas confondre les causes et les conséquences.
L'internet n'est pas une zone de non-droit et n'appelle
d'ailleurs souvent pas un droit spécifique. Le véritable
enjeu est l'adaptation des moyens de lutte et d'investigation.
On touche du doigt une difficulté bien réelle liée à
la souveraineté des Etats et aux limites de la compétence
territoriale des forces de police et de justice : comment
faire cesser une infraction commise à partir d'un territoire
étranger, dans la mesure où le droit d'ingérence est
impossible à exercer ?
Doit-on
et peut-on contrôler et réguler l'internet et les flux
d'informations qui y circulent ? Et si oui, qui doit
en être chargé ?
Il y a naturellement la régulation publique, à travers
le droit et son application qui garantissent l'intérêt
général. La détermination de règles par les acteurs
eux-mêmes, à travers ce que l'on a baptisé l'auto-régulation,
constitue un complément utile et souvent nécessaire.
J'ai souvent eu l'occasion de le rappeler. Mais ce qui
importe surtout à mes yeux c'est que les outils de cette
régulation ne soient pas accaparés par des intérêts
privés, par exemple à travers des solutions techniques,
et restent déterminés par des choix collectifs dans
un cadre démocratique.
Lorsque
l'on regarde les propositions de la plupart des candidats
en matière de NTIC, les thèmes sont à peu près les mêmes
et les propositions paraissent assez proches. Y a-t-il
cependant selon vous une vision de droite et une vision
de gauche de l'Internet?
Oui, je le crois. La gauche a une vision plus globale
des enjeux de l'internet, là où la droite y voit surtout
un espace de marché. Le développement des entreprises
de technologie est essentiel, mais la révolution des
technologies de l'information va, dans ses conséquences,
bien au-delà. Sur l'internet non marchand, sur le logiciel
libre, sur la réduction du fossé numérique pour que
l'internet soit accessible à tous, notre approche me
semble à la fois plus complète et plus juste que celle
de la droite.
Cela
se traduit également dans les actes : la gauche est
plus disposée à assumer pleinement les missions de l'Etat
et à intervenir lorsque c'est nécessaire.
A titre personnel, utilisez-vous
Internet ou le mail?
J'ai découvert le web grâce à Sylviane et aux enfants,
mais ce qui m'a sans doute le plus frappé depuis cinq
ans, c'est de voir comment, à travers les outils que
nous avons du mettre en place en arrivant à Matignon,
le mail a transformé la manière de travailler des cabinets
ministériels.
Quels
sont vos sites préférés ?
Je pourrai citer des sites pratiques comme Allociné.fr
ou Fnac.com, mais, aujourd'hui, alors que je vais retrouver
les internautes pour un grand chat européen ce soir
sur mon site, vous ne m'en voudrez pas de vous citer
comme mon site préféré Lioneljospin.net.
Avez-vous
consulté les sites qui vous étaient consacrés (pro et
anti)?
J'en entends beaucoup parler
mais je trouve surtout
intéressants ces sites dont l'ambition est de comparer
en toute objectivité les programmes des différents candidats,
et peut-être aussi leurs réalisations!
Qu'aimez-vous
sur Internet?
Le courrier électronique et les pages personnelles :
il y en a plus de deux millions dans notre pays ; pour
moi, c'est un signe de la vitalité et de la créativité
de notre société.
Et
que détestez-vous ?
L'injustice profonde qu'il y aurait à laisser durablement
les trois-quarts de la population mondiale à l'écart
de la révolution des technologies de l'information.
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Interview réalisée
par e-mail par la rédaction du Journal du Net
le 21 mars 2002.
Début
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