Une
lente procession s'avance sur la Croisette à Cannes.
En ce mois de mai 2000, les festivaliers étonnés découvrent
un chameau déambulant aux côtés d'une Cadillac rose.
Voilà une opération promotionnelle comme Spray les affectionne.
À grand renfort de marketing, l'entreprise suédoise
tente d'imposer son portail en France et dans plusieurs
pays européens. Le chameau fait partie des animaux qu'elle
s'est donné comme emblèmes. Pour la procession cannoise,
Christophe Salanon, le responsable du marketing, aurait
rêvé d'une girafe. "Mais c'était inaccessible financièrement,
pas tant la location que le transport. J'ai tenté plusieurs
fois, mais on a toujours renoncé pour une question de
coût."
Aux
côtés du véhicule et de l'animal à deux bosses, des
êtres humains vêtus de rose et de bleu (les couleurs
de la marque) distribuent aux passants tracts et CD-Rom
promotionnels. Des jeunes femmes, recrutées via une
agence d'hôtesses de la région, dansent sur le capot
de la voiture. Au milieu de l'agitation, Laurent Sorbier
porte les caisses, réapprovisionne les hôtesses en tracts,
accompagne le chameau. Et se pose quelques questions
: lui qui est vice-président de la filiale française,
pourquoi passe-t-il ses journées aux côtés de ce mammifère
à sillonner la Croisette ? N'aurait-il pas mieux à faire,
développer des contacts dans le milieu du cinéma, par
exemple ?
Porter
les cartons
Mais à ses côtés, Thomas Fellbom, le patron suédois,
ne l'entend pas ainsi. Il s'appuie sur des principes
en vigueur dans son pays d'origine : plutôt que
d'embaucher quelques étudiants pour mener à bien cette
opération promotionnelle, mieux vaut impliquer l'équipe
de Spray, à commencer par ses dirigeants. "On avait
loué une maison, raconte-t-il. On habitait tous ensemble.
J'exigeais que tout le monde soit là et aide à porter
les cartons. Je trouve ça essentiel pour l'esprit d'équipe."
S'en
suit une altercation entre les deux hommes. Il faut
dire que tout les oppose dans la manière dont ils conçoivent
l'organisation d'une entreprise. Thomas Fellbom a passé
son bac en France, mais il est allé faire ses études
à la Stockholm School of Economics. Fin août 1999, il
démissionne du Centre suédois du commerce extérieur
(une branche de l'ambassade à Paris), où il aidait les
entreprises suédoises à s'implanter en France, notamment
Spray. Il garde en mémoire une anecdote de son père,
qui racontait avoir pris en auto-stop le patron d'Ikea
: un bon manager doit rester simple.
Laurent
Sorbier, lui, est un pur produit de l'élite française
(Normale Sup, Sciences Po) et de la haute administration,
habitué aux lentes procédures et aux hiérarchies pesantes.
Après deux ans passés au cabinet de François Fillon,
lorsque ce dernier était ministre délégué aux Télécommunications
dans le gouvernement d'Alain Juppé, il occupe un poste
de chargé de mission au sein du Commissariat au plan.
Spécialisé
dans les nouvelles technologies, il rencontre les dirigeants
de Spray quand ceux-ci réfléchissent à leur implantation
française. Ces derniers sont séduits par sa connaissance
du marché français. Et ne se doutent pas qu'il rechignera
à distribuer des tracts. Laurent Sorbier ne comprend
pas pourquoi les personnes les mieux payées de l'entreprise
doivent se coltiner ce genre de corvées. "C'est un coût
humain totalement délirant. Le boulot aurait pu être
fait par des étudiants payés à la journée. Toute l'équipe
dirigeante était mobilisée."
Réponse
de Thomas Fellbom : " L'esprit d'équipe, c'est le fait
qu'on peut tous mettre les mains dans le cambouis. Ce
n'est pas mal utiliser le temps d'un manager : ça le
rapproche des autres salariés. On a un autre contact
avec les gens quand on porte des cartons ensemble."
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