Vous
êtes lassés par le déferlement médiatique
actuel trop favorable à l'Internet et au business
sur le Web ?
Patience, cette mode n'en a plus pour trop longtemps, car
l'on voit déjà apparaître les signes
concrets du désenchantement
Et, au risque d'en choquer
certains, je suis bien content qu'il en soit ainsi !
Comment celui qui ne cesse de nous pousser vers le "tout-Internet"
peut-il se réjouir d'un changement de tendance qui
semble aller à l'encontre de son intérêt
?
C'est que justement, ce changement d'opinion est nécessaire
pour remettre les choses en place, mettre le doigt sur les
vraies difficultés de cette évolution et repartir
sur une meilleure base. Revenons donc sur ces "signes concrets
du désenchantement", nous analyserons ensuite ce
qui va se passer prochainement.
Tout d'abord, notons le retentissement de l'annonce de la
fermeture du site marchand de Levi's. Cet événement
a reçu une couverture presse tout à fait extraordinaire,
en réalité disproportionnée avec l'importance
réelle des faits. Mais il faut bien avouer que cette
annonce allait à contre-courant de l'engouement en
faveur de l'e-commerce, d'où cette réaction
spectaculaire.
Certains ont cru analyser qu'il s'agissait de la preuve
que le commerce électronique n'était pas viable.
C'est très largement exagéré. "L'affaire
Levi's "est surtout l'exemple de ce qui ne faut pas faire
: avec son site, Levi's rentrait directement en concurrence
avec ses distributeurs sans rien apporter de neuf. En effet,
l'inventeur du jeans avait pris des mesures de rétorsion
contre Macy's (célèbre magasin américain)
qui a du retirer les produits Levi's de son propre site
marchand. Cette attitude ambiguë de la part du fabricant
de pantalons a été sanctionnée, et
c'est normal ! Le Web ne pardonne pas les erreurs d'exécution,
et ne permet certainement pas de tirer un quelconque bénéfice
d'une stratégie erronée.
Autre aspect significatif : récemment, Amazon vient
d'annoncer que son activité vente de livres allait
être bénéficiaire lors du prochain trimestre.
Cette déclaration est révélatrice d'un
début d'inquiétude, voire de lassitude de
la part des observateurs du marché qu'Amazon souhaite
garder de son côté. En clair, il était
temps de rassurer les analystes, et l'on peut supposer que
dégager ce résultat positif a été
décidé au dernier moment, alors que la stratégie
à long terme des dirigeants d'Amazon était
encore et toujours de continuer à renforcer la marque
et d'étendre l'offre. Il semble que l'époque
ne soit plus aussi favorable à des visées
sur le long terme. Et que l'on commence à exiger
un retour sur investissement plus rapide, d'où ce
mouvement anticipé par le leader
Un autre élément tangible de la fin de la
période du rêve est le succès aux USA
du livre "Net Slaves" (les esclaves du Net) qui révèle
les dessous du nouveau rêve américain :
créer une start-up Internet.
D'autres ouvrages comme "Burn Rate" avaient déjà
levé un coin de voile sur les à-côtés
de l'épopée de l'entrepreneur moderne. Mais
ici, "Net Slaves" présente la condition harassante
et précaire des sans-grades qui construisent les
succès qui profitent ensuite seulement à quelques-uns.
En réalité, il n'est pas étonnant que
la montée en puissance du Web dans la sphère
économique s'accompagne de la dénonciation
de quelques travers.
Mais même si ces éléments sont bien
palpables, le vrai signe de lassitude vis-à-vis de
l'Internet vient surtout du déferlement publicitaire
que les start-up du Net font subir au public américain.
En effet, sur ce front, il semble bien que le point de rupture
soit près d'être atteint. On connaissait déjà
la ruée des start-up du Web sur les spots publicitaires
durant le superbowl (la grande finale du championnat de
football américain). En fait, cette main basse des
entrepreneurs de l'Internet sur l'espace publicitaire prend
des proportions qui provoquent déjà des réactions
de rejets et des changements de stratégies de communication.
Dans les faits, il est vrai qu'il est difficile d'échapper
aux URL (adresses Web) sur les média américains
(télévisions mais aussi radios et journaux
voire même les panneaux au bord des routes !). Ces
adresses, qui se terminent invariablement par .com, figurent
même désormais sur les carrosseries des voitures
de course. Cet envahissement de l'espace publicitaire commence
même à être visible en France :
à Paris, les taxis affichent l'URL de Monster.fr
et des panneaux 4 par 3 vantent les enchères d'Eurobid.fr.
Cette omniprésence des .com a finit par faire surnommer
les sociétés centrées sur leur présence
Web, des "dot-com companies". Valorisante il y a quelques
mois, cette qualification commence maintenant à être
vue comme presque négative en raison du caractère
trop léger qu'elle véhicule (avec l'image
irritante de dirigeants de moins de 30 ans amassant des
millions à l'occasion de leur introduction en bourse).
Pour combattre ce défaut de perception, certaines
sociétés n'hésitent plus à investir
dans des supports publicitaires décalés, comme
les flancs des camions de livraisons, sans faire figurer
leurs URL pour se doter d'une image rassurante de véritable
présence physique. C'est ainsi que BigStar.com (un
site de vente de K7 vidéo et DVD) a fait repeindre
une flotte de 23 véhicules de livraison (de
pizzas !) dans la ville de New-York. Pendant ce temps, d''autres
font imprimer leurs catalogues sur papier pour donner le
change sur leur vraie nature. Bref, les professionnels américains
du Web et de la publicité estiment que cette saturation
conduit tout droit au point de rupture, le moment où
le public va rejeter les publicités incitant au shopping
sur le Web.
Tous ces signaux sont convergents et ils annoncent un premier
retournement de tendance : il y de bonne chance que
l'année 2000 soit utilisée par les médias
pour mettre en avant quelques "horror-stories" du Web après
nous avoir (trop) largement abreuvé avec toujours
les mêmes "success-stories". Ce retour de flamme prévisible
n'est pas surprenant : les médias sont versatiles
et "tout ce qui monte doit descendre" comme disent les boursiers.
De plus, l'irruption de l'Internet tout-azimut a provoqué
beaucoup d'inquiétudes dans le monde des médias.
Du coup, une petite campagne de dénigrement devrait
faire plaisir et servir les intérêts à
court terme de cette communauté.
Toutefois, il ne faut pas être inquiet de cette réaction,
au contraire, chacun peut même s'en réjouir
car elle marque le début de la période " sérieuse
". Tout d'abord, c'est la fin de la croyance dangereuse
que le Web permet aux producteurs de vendre en direct en
se passant d'intermédiaires.
Certes, nous connaissons tous l'argument qui veut que "le
petit producteur de foie gras du Périgord va pouvoir
vendre directement à ses riches clients américains"
sans passer par les conditions des intermédiaires
inutiles, qui capturent indûment la marge des artisans.
Laissons ce type de folklore à José Bové
et reconnaissons une des premières leçons
du Net : tous les grands succès sont d'abord le fait
des nouveaux intermédiaires !
Auto-by-tel, E-trade, Ebay, Priceline et Amazon sont tous
des intermédiaires nés avec l'Internet. La
bonne attitude n'est donc pas de vouloir s'en passer mais
plutôt de savoir s'en servir. Cela signifie-t-il que
les grandes marques doivent rester à leur place et
être invisibles sur le Web ? Certainement pas et le
récent accord entre Ford et Carpoint est une bonne
illustration de la profitable articulation entre deux types
d'acteurs dans le cadre de la nouvelle économie.
Ensuite, il est temps de comprendre que réussir une
présence Internet utile et efficace est une tâche
difficile, un parcours d'obstacles semé d'embûches.
L'hyper-croissance que connaît l'Internet depuis plus
de 4 ans agit comme l'arbre qui cache la forêt : la
plupart des sites existants sont peu productifs, et cette
faible efficacité est compensée par l'afflux
permanent de nouveaux utilisateurs. Les ratios de mesure
de l'efficacité des sites marchands commencent à
être connus. Seuls une poignée de sites parviennent
à transformer les visiteurs occasionnels en clients
réguliers et encore, avec un taux de conversion très
faible : 5 % pour les meilleurs. Pire, plus de 65 %
des transactions commerciales initiées sur le Web
via des sites marchands sont abandonnées en cours
de route parce que l'ergonomie des sites et la fluidité
de fonctionnement ne fait pas encore l'objet de suffisamment
d'attention.
Il est désormais temps de réorienter ses efforts.
On constate qu'il n'est en effet pas rare de voir les animateurs
d'un site dépenser 300 fois plus pour générer
du trafic, que pour retenir les visiteurs ainsi attirés.
Résultat, un beau gâchis la plupart du temps.
La "net désillusion" que nous préparent les
médias va remettre les idées en place et conduire
à des comportements plus rationnels. Les acteurs
vont être obligés de se pencher sur l'amélioration
du fonctionnement des sites. Et, en définitif, ce
sera une conséquence profitable pour tout le monde.
[Alain
Lefebvre, vice-président du groupe SQLI]