IA : vers un nouveau pic de pollution informationnelle
L'IA générative ne clarifie pas la communication : elle l'encombre. Le bruit théorisé par Shannon devient structurel, rendant chaque message plus difficile à percevoir, à distinguer, à comprendre.
Dans l’univers saturé de l’information, l’essor de l’IA générative ne clarifie pas les messages : il en multiplie les parasites. À l’ère de ChatGPT, Midjourney et consorts, le bruit communicationnel théorisé par Claude Shannon atteint un nouveau pic.
À l’origine, le bruit est un concept technique. Shannon, père fondateur de la théorie de l'information, le définit comme toute altération du signal entre l'émetteur et le récepteur. Dans un monde dominé par des machines capables de produire du texte, des images, du son à l’infini, ce bruit ne se contente plus de déformer un message : il prolifère, il concurrence, il submerge. Et il redéfinit le terrain même de la communication.
Un bruit devenu structurel
À l’époque analogique, le bruit provenait d’interférences ponctuelles – une ligne téléphonique parasitée, une photocopie illisible, un micro qui grésille. À l’ère numérique, il a changé de nature. Il n’est plus un accident, mais un environnement. L’IA générative accélère ce phénomène en démultipliant les émetteurs et en homogénéisant les signaux : tout le monde peut publier, commenter, générer des contenus crédibles… mais redondants, flous, ou vides.
Un paradoxe s’installe. Plus nous avons accès à des moyens sophistiqués d’expression, plus l’écoute devient difficile. Le volume informationnel croît de façon exponentielle. Selon IBM, 90 % des données mondiales ont été créées au cours des deux dernières années (1). Et parmi elles, combien sont lisibles, utiles, intelligibles ?
L’automatisation du contenu et l’érosion de la différence
Avec l’IA générative, il n’est plus nécessaire de maîtriser une langue, un style ou une logique pour produire du contenu. Une prompt bien tournée suffit. Résultat : des milliers d’articles, posts, vidéos ou images se ressemblent. Le langage devient une mousse, une bulle. Loin de clarifier, cette profusion trouble la perception.
Certes, tout le monde peut désormais publier avec élégance. Mais cette démocratisation apparente masque une standardisation profonde. Les moteurs d’IA sont entraînés sur les mêmes corpus, recyclent les mêmes idées, adoptent les mêmes tournures. Ce que l’on gagne en accessibilité, on le perd en singularité.
La disparition progressive du “bruit utile”
Il fut un temps où le bruit, même accidentel, pouvait être fécond. Une faute de frappe révélait une vérité involontaire. Un lapsus dévoilait un inconscient. Une perturbation permettait de penser autrement. Aujourd’hui, le bruit généré n’est ni poétique ni fertile : il est généralisé, prévisible, industriel.
Dans ce contexte, même les signaux forts peuvent devenir inaudibles. L’originalité devient suspecte. La complexité, contre-productive. Le cerveau humain, déjà saturé, filtre en priorité ce qui lui semble familier. Et les algorithmes, friands de similarité, renforcent ce biais.
Vers une communication algorithmique, sans interlocuteur
Un autre danger se profile : la circularité. L’IA génère des contenus, qui alimentent d'autres IA, qui génèrent à leur tour. Bientôt, nous pourrions assister à des échanges automatisés sans destinataire humain. Un bruit pur, autoréférentiel, autosuffisant.
Ce phénomène n’est pas sans rappeler l’expérience de Facebook en 2017, où deux bots avaient développé leur propre langage, incompréhensible pour leurs concepteurs (2). Déconnectée de toute interaction humaine, la communication devient alors une fiction. Ou pire, une illusion.
Repenser l’émetteur et le récepteur
Face à cette mutation, la question n’est plus seulement : que disons-nous ? Mais : à qui ? Pourquoi ? Et dans quel espace mental ou social cela s’inscrit-il ? Il ne suffit plus d’émettre. Il faut reconstruire du sens partagé, réinventer des rituels d’attention, ralentir la circulation pour renforcer la réception.
Le “bruit” de Shannon, hier paramètre secondaire, devient aujourd’hui une condition première. Celui qui sait réduire le bruit – ou mieux, en jouer avec art – devient stratège. L’enjeu n’est plus de parler plus fort, ni plus souvent. Mais de créer du silence autour du message.
Dans un monde saturé de langage généré, l’avenir appartient aux communicateurs capables de redonner du poids à chaque mot, de rétablir des liens entre les voix, et d’éveiller l’attention dans le vacarme. N’est-ce pas là le défi le plus humain qui soit ?
Sources :
(1) IBM. How much data is created every day?, IBM Cloud Blog, 2023. (2) Vincent, James. Facebook shuts down AI system after bots invent their own language, The Verge, 31 juillet 2017. (3) Shannon, Claude. A Mathematical Theory of Communication. Bell System Technical Journal, vol. 27, 1948. (4) Lanier, Jaron. Ten Arguments for Deleting Your Social Media Accounts Right Now, Henry Holt, 2018. (5) Morozov, Evgeny. To Save Everything, Click Here: The Folly of Technological Solutionism, PublicAffairs, 2013.