Les acquisitions déguisées, l'arme en vogue des big tech dans la guerre de l'IA
Meta vient de donner un sérieux coup d'accélérateur à sa stratégie d'intelligence artificielle avec un investissement massif dans Scale AI, une jeune pousse fondée en 2016 qui s'est rapidement imposée comme un acteur majeur de la chaîne de valeur de l'IA. L'annonce est concomitante à celle de la mise en route d'un nouveau laboratoire de l'IA chez Meta, avec pour but d'atteindre la superintelligence.
Meta a prévu d'investir la somme astronomique de 14,3 milliards de dollars dans la start-up, de quoi acquérir 49% de son capital. En échange, le géant californien récupère son prestigieux fondateur et dirigeant, Alexandr Wang, qui va prendre la tête de nouveau laboratoire, ainsi que plusieurs ingénieurs de premier plan.
Combler les limites de Llama 4
En un peu moins de dix ans, Scale AI, une start-up basée à San Francisco, a su se faire une place de choix dans l'écosystème de l'IA. La jeune pousse est en effet spécialisée dans la phase d'entraînement des algorithmes, à travers la structuration, l'annotation, la validation et l'optimisation de données destinées à l'entraînement des modèles. Cette étape est nécessaire pour obtenir des jeux de données de qualité, eux-mêmes essentiels pour entraîner les algorithmes les plus performants possible. Comme le répète à l'envi l'entreprise Snowflake, spécialiste de la gestion des données cloud, "il n'y pas de stratégie d'IA sans stratégie des données". Ou, comme l'écrit Alexandr Wang lui-même, "les données sont l'élément vital des systèmes de l'IA. C'est ce qui nous a motivés à créer Scale."
Scale AI compte les noms les plus prestigieux du monde de l'IA parmi ses clients, d'Alphabet (qui dépenserait entre 150 et 200 millions d'euros par an pour ses services) à OpenAI en passant par xAI. Toutes ces entreprises ont toutefois annoncé vouloir prendre leurs distances suite à l'investissement de Meta.
Pour le groupe de Mark Zuckerberg, mettre la main sur cette pépite est donc un moyen sûr d'améliorer la qualité de ses grands modèles de langage, dans la course acharnée que se livrent les ténors de l'IA. Le dernier modèle de Meta, Llama 4, lancé début avril, a en effet rencontré des problèmes de performances, notamment dus à des soucis d'alignement, et la technologie de Scale AI pourrait s'avérer un précieux atout pour permettre à l'entreprise de rattraper son retard sur ChatGPT (OpenAI) et Gemini (Alphabet) et Claude (Anthropic).
"Meta vient ainsi renforcer sa position sur le marché de l'IA. Cet investissement lui permet de marcher sur ses deux jambes, avec d'un côté la branche LLM, sur laquelle Meta a toujours été bon, avec Llama, et de l'autre la branche base de données et renforcement, entraînement des modèles, sur laquelle elle avait une petite faiblesse que Scale AI va venir combler", note Eric Le Quellenec, avocat spécialisé dans le droit du numérique, associé chez Flichy Grangé Avocats.
Pourquoi les rachats déguisés ont le vent en poupe
Formellement, Meta n'a pas racheté Scale AI. Mais comme l'illustre la réaction d'Alphabet, OpenAI et xAI, c'est en réalité tout comme. L'investissement massif de Meta dans la jeune pousse s'inscrit dans la catégorie des acquisitions déguisées, florissantes ces deux dernières années, en particulier dans l'IA. Cette pratique consiste, pour un géant de l'IA, à investir une forte somme d'argent dans une jeune pousse, afin de recruter ses fondateurs, ses meilleurs ingénieurs, et obtenir une licence sur sa technologie, ne laissant le plus souvent qu'une coquille vide dans son sillage.
Le géant américain des semi-conducteurs AMD, qui se rêve en rival de Nvidia, vient par exemple de procéder de même avec Untether AI, spécialiste des puces dédiées à l'inférence. Après avoir investi une somme au montant non révélé dans la jeune pousse, AMD a débauché l'intégralité de ses équipes d'ingénieurs. En mars 2024, Microsoft avait déboursé 650 millions de dollars dans Inflection AI pour recruter ses cofondateurs, Mustafa Suleyman (l'un des cofondateurs de DeepMind), immédiatement promu nouveau CEO de Microsoft AI, et Karén Simonyan, ainsi que ses meilleurs ingénieurs en IA. Amazon et Alphabet ont fait de même avec, respectivement, Adept AI et Character AI.
Contrairement aux rachats en bonne et due forme, ces acquisitions déguisées ont l'avantage de passer plus facilement sous le radar des autorités de la concurrence. Pour Meta, qui fait actuellement face à un procès antimonopole de la part du Département de la Justice américain, lequel pourrait conduire au démantèlement de l'entreprise, le moment serait clairement mal choisi pour un rachat de premier plan.
Mais ce type d'accord présente également un intérêt certain pour les fondateurs de start-up, à l'heure où les capitaux dirigés vers celles-ci tendent à se tarir et où entrer en bourse demeure une option risquée à laquelle peu de jeunes pousses se risquent dans le contexte économique actuel. Pour des entrepreneurs de l'IA soumis à des coûts astronomiques, un investissement mirobolant associé à une promesse d'embauche avec un poste intéressant et un très haut salaire à la clef peuvent être diablement attractifs, voire une simple question de survie.
Vers un réveil des autorités antimonopole ?
Reste à savoir combien de temps encore ce type d'accords saura passer sous les radars des autorités. Aux Etats-Unis, la FTC, qui semble vouloir conserver la ligne dure contre les monopoles technologiques adoptée sous l'administration Biden, passe actuellement au peigne fin les investissements de Microsoft et Amazon dans Inflection et Adept AI, tandis que le Département de la Justice s'intéresse à celui de Google dans Character AI.
Le Clayton Antitrust Act donne en outre à la FTC et au Département de la Justice la possibilité d'enquêter sur une prise de participation dans une entreprise, même lorsqu'elle n'est pas majoritaire, comme c'est le cas de l'investissement de Meta, qui lui assure 49% du capital de Scale AI. Certes, le groupe de Mark Zuckerberg ne jouit à l'heure actuelle pas d'une position monopolistique sur l'IA, le marché étant très concurrentiel. Cette acquisition déguisée a donc moins de chance de faire tiquer les autorités de la concurrence que s'il s'agissait par exemple d'une nouvelle pépite des réseaux sociaux.
Néanmoins, les autorités antimonopole ont par le passé précisément commis l'erreur de laisser Meta racheter des jeunes pousses prometteuses, comme WhatsApp et Instagram, à une époque où le paysage des réseaux sociaux était plus concurrentiel. Rachats qui lui ont permis d'atteindre la position ultra-dominante dont il bénéficie aujourd'hui, et dont le Département de la Justice envisage désormais de révoquer l'autorisation, ce qui représenterait toutefois un véritable casse-tête, les acquisitions en question remontant à il y a plus de dix ans. Il est donc probable qu'elles ne souhaitent pas réitérer la même erreur. La sénatrice du Massachusetts Elizabeth Warren, connue pour ses prises de position antimonopole, a d'ores et déjà appelé les autorités de la concurrence à évaluer un accord susceptible "d'enfreindre la loi en supprimant la compétition".
Les Européens pourraient également s'y intéresser. L'autorité allemande de la concurrence est en train d'évaluer si elle a la compétence pour examiner l'investissement de Microsoft dans Inflection en vertu de sa législation antimonopole, ce qui, conformément au principe de subsidiarité européen, pourrait ensuite déclencher une enquête de la Commission, et serait une mauvaise nouvelle pour les autres acquisitions déguisées. En outre, le DMA requiert des contrôleurs d'accès (dont fait partie Meta) qu'ils informent la Commission de toute concentration impliquant leurs services numériques.
Au total, selon Eric le Quellenec, "il y a de fortes chances pour que cet investissement soit passé au peigne fin, car s'il venait à y avoir concentration sur le marché de ces bases de données d'entrainement, ce sera problématique du point de vue des autorités de la concurrence. D'autant que derrière Scale AI, il y a de très gros clients… "