Mike Krieger (Anthropic) "Anthropic fait le choix de rester très focalisé sur quelques usages clés pour viser l'excellence"

Avec Claude, Anthropic mise sur une IA proactive, focalisée sur des cas d'usages précis. Le JDN a rencontré Mike Krieger, chief product officer de l'entreprise, également cofondateur d'Instagram, pour comprendre cette stratégie.

Mike Krieger est chief product officer chez Anthropic. © MK

JDN. Pourquoi avoir choisi de vous concentrer uniquement sur le texte avec Claude, quand vos concurrents comme ChatGPT ou Gemini intègrent déjà l'image ou la vidéo ?

Mike Krieger. Nous faisons le choix de rester très focalisés, pour viser l'excellence sur quelques usages clés plutôt que d'être moyens sur beaucoup. Avec Claude, notre priorité est qu'il sache bien écrire, faire preuve de créativité, raisonner et agir comme un agent, et coder efficacement. Ce sont les axes principaux sur lesquels nos équipes de recherche se concentrent. Concernant l'image ou la vidéo, nous préférons établir des partenariats avec des start-up spécialisées. Vous pourriez imaginer, à terme, demander à Claude via notre site de créer une image et que celle-ci soit générée par la technologie d'un partenaire. Nous ne prévoyons pas de développer de telles capacités en interne dans un avenir proche.

Avez-vous des exemples concrets d'agents déployés aujourd'hui ?

Chez Anthropic, nous avons développé plusieurs agents internes. L'un d'eux détecte les bugs sur notre site puis vérifie s'il peut les résoudre seul, identifie la source du problème, et fait appel à un humain si besoin. Comme dit précédemment, il ne s'agit pas là de l'automatisation d'un métier dans son ensemble, mais plutôt d'une tâche bien précise. Notre partenariat avec Intercom est un autre exemple. Cette entreprise spécialisée dans le support client a créé un agent, baptisé Fin, dédié au service client, alimenté par Claude, capable non seulement de répondre aux questions, mais aussi de diagnostiquer un problème et, si nécessaire, d'autoriser un remboursement, le tout avec des garde-fous et contrôles bien définis. Nous utilisons également cet agent chez Anthropic. 

Pensez-vous que le MCP puisse devenir un protocole clé pour connecter les modèles à leur environnement d'action ?

Nous avons été très encouragés par l'adoption rapide du MCP. Ce n'est pas un protocole complexe, et c'est justement sa simplicité qui explique en partie son succès. Il répond à un besoin fondamental, à savoir que pour qu'un modèle soit vraiment utile dans une tâche donnée, il ne suffit pas que celui-ci soit intelligent. Il doit aussi avoir accès au bon contexte, aux bonnes données, et être capable d'agir. On peut imaginer que, demain, des modèles soient reliés à des bras robotisés, à des machines pilotées numériquement ou à d'autres équipements industriels. Le MCP agirait alors comme un pont entre le raisonnement du modèle et son exécution concrète dans le monde réel.

Certains utilisateurs trouvent que Claude atteint vite ses limites d'usage. Prévoyez-vous d'élargir l'accès gratuit ?

Nous envisageons d'augmenter le quota gratuit afin que même les nouveaux utilisateurs puissent tirer plus de valeur de Claude. Même chose pour nos abonnés Max ou Pro où l'objectif est aussi qu'ils puissent mener à bien leur travail sans se sentir limités.

"Nous explorons la possibilité de résumer automatiquement les débuts de conversations longues, moins utiles à mesure que la discussion avance"

La pire expérience, est de ne pas pouvoir terminer une tâche presque terminée à cause de limitations. Parfois, cela vient des limites d'usage, mais aussi de certaines décisions produit. Nous explorons par exemple la possibilité de résumer automatiquement les débuts de conversations longues, moins utiles à mesure que la discussion avance. Cela permettrait d'économiser du contexte et de repousser les plafonds.

Considérez-vous les modèles d'IA actuels comme véritablement intelligents ?

Oui, nous voyons déjà apparaître des domaines où ces modèles font preuve d'une forme d'intelligence. Nous pensons que des capacités "super humaines" vont émerger, mais de manière ciblée, dans certains domaines verticaux. Le plus évident aujourd'hui, c'est la programmation. Je suis ingénieur logiciel depuis 20 ans, et sur certains sujets, ces modèles sont meilleurs que moi. Ils peuvent coder toute la nuit et gérer une grande quantité d'informations en parallèle.

L'AGI n'est donc pas nécessaire pour tirer pleinement parti des modèles d'IA en entreprise ?

Nous voyons donc déjà ce type d'intelligence "supra-humaine" sur des tâches et verticales spécifiques se concrétiser, même s'il faudra probablement encore du temps avant qu'un seul modèle puisse accomplir de manière autonome toutes les tâches comme un humain.

"Je ne pense pas que l'on atteindra l'AGI avec une seule approche"

Développer une AGI demeure un objectif intéressant pour la recherche. Mais les cas d'usage pour les entreprises sont déjà très concrets, et le seront de plus en plus, même sans AGI généralisée.

Entre la vision de Dario Amodei, CEO d'Anthropic, qui pense que l'AGI est proche, et celle de Yann Le Cun, chercheur chez Meta, qui explore d'autres voies que les LLM, où vous situez-vous ?

Je pense que chaque nouvelle génération de modèles - aujourd'hui présentée presque tous les trois ou quatre mois - apporte de vrais progrès, notamment dans la compréhension du contexte. Il me paraît bon et sain que des chercheurs comme Yann Le Cun, qui ne croient pas que les LLM soient le bon chemin, continuent d'explorer d'autres directions, notamment avec les world model. Car je ne pense pas que l'on atteindra l'AGI avec une seule approche. Ce type de désaccord bienveillant est, à mes yeux, bénéfique pour l'ensemble du secteur.

Vous avez été CTO d'Instagram. Si vous deviez développer le même produit aujourd'hui, avec tous les outils d'IA disponibles, tel que Claude, combien de temps cela vous prendrait-il à votre avis?

Je crois que nous avions développé Instagram assez rapidement, en environ trois mois. Aujourd'hui ? Honnêtement, c'est une question un peu délicate, car Instagram existe déjà, donc Claude sait probablement à quoi cela ressemble (rires). Mais si l'on imagine un monde où des produits similaires existent, mais pas Instagram en particulier, je pense que nous aurions sans doute pu proposer une première version aux utilisateurs en deux semaines. Ce qui est certain, c'est que le processus aurait été beaucoup plus rapide.

A votre départ, Instagram comptait 450 employés. Auriez-vous eu besoin d'autant de collaborateurs si vous aviez, à cette époque, les outils d'IA tels que Claude ?

Chez Anthropic, nous utilisons probablement Claude plus que n'importe quelle autre entreprise, et malgré cela, je prévois d'augmenter la taille de mon équipe d'ingénieurs de 50 %. Il y a encore énormément à construire, beaucoup de coordination, d'écoute des utilisateurs, d'itérations.

"Je prévois d'augmenter la taille de mon équipe d'ingénieurs de 50 %"

Je pense qu'il faudra encore quelques années avant que cela réduise vraiment les besoins en ingénierie. Peut-être que l'an prochain, la croissance de l'équipe sera un peu plus modérée. Mais aujourd'hui, si un ingénieur veut nous rejoindre, nous recrutons !

Pour autant, des dirigeants de start-up comme Shopify, Fiverr ou Duolingo évoquent une réduction des effectifs grâce à l'IA. Comment voyez-vous son impact sur l'emploi à moyen terme ?

Je pense qu'il y aura effectivement un impact sur l'emploi, probablement même d'ici un ou deux ans. Cela concernera en partie l'ingénierie logicielle, mais aussi des postes plus juniors, impliquant beaucoup de saisie ou de traitement de données par exemple. Ces tâches vont évoluer, souvent avec l'usage d'agents ou de modèles comme les LLMs, et cela pourrait transformer certains métiers de manière significative dans les prochaines années. Chez Anthropic, nous ne cherchons pas à dramatiser, mais nous pensons qu'il est crucial d'ouvrir cette discussion dès maintenant. Car si l'on attend que le changement soit là, il sera trop tard pour s'y préparer. Il faut dès aujourd'hui réfléchir aux politiques à adopter, à la régulation à mettre en place, et plus largement à la manière dont le monde du travail va évoluer avec l'IA. Dire qu'aucun emploi ne sera impacté serait irréaliste car c'est déjà en train de se produire et cela devrait continuer. Il est donc essentiel que toutes les parties prenantes soient impliquées dans cette discussion dès le départ.

Aujourd'hui, la plupart de vos revenus proviennent de l'API et des partenariats. Envisagez-vous la publicité comme autre source de revenus ? Prévoyez-vous d'intégrer des fonctionnalités liées au shopping, à l'instar de ChatGPT ?

Nous n'envisageons pas d'intégrer de la publicité à court ou moyen terme. Dès le départ, l'API a été une excellente source de revenus, car nos clients professionnels peuvent augmenter ainsi leur usage de Claude à mesure qu'ils grandissent. De fait, certaines des start-up les plus dynamiques de ces dernières années utilisent notre modèle, et leur croissance accompagne naturellement la nôtre. Venant du monde publicitaire d'Instagram, j'ai constaté que les clients payants ont logiquement des attentes bien plus élevées, ce qui change la manière de concevoir des produits.

C'est notamment ce qui explique l'immense succès de Claude Max, notre offre premium.  Proposé à 100 ou 200 dollars par mois, son coût élevé représente une somme importante pour la plupart des gens, mais beaucoup de professionnels en tirent une valeur suffisante, justifiant ce prix à leurs yeux. Concernant le shopping, j'imagine que, lorsque des agents spécialisés permettront d'automatiser des achats en ligne de manière efficace, nous pourrions proposer ce genre de service.

Quels sont les objectifs d'Anthropic pour les années à venir ?

Nous allons continuer à entraîner et améliorer les meilleurs modèles d'IA du monde, en particulier dans la perspective d'un futur agentique. Nous voulons aider nos clients, en Europe et ailleurs, à devenir les prochaines grandes entreprises de demain, qui deviendront peut-être aussi influentes qu'Instagram, en s'appuyant sur notre API et sur Claude pour développer leurs produits.

Mike Krieger est chief product pfficer chez Anthropic, qu'il a rejoint en mai 2024 pour diriger l'ensemble des équipes en charge de l'ingénierie produit, du management produit et du design produit. Il est le cofondateur d'Instagram, où il a occupé le poste de CTO. Il est titulaire d'un master en Symbolic Systems de l'université Stanford et vit actuellement à San Francisco