L'IA souveraine : véritable outil d'autonomie stratégique ou illusion marketing ?
Avec les dépenses mondiales dans les infrastructures d'IA parties pour atteindre 100 milliards de dollars d'ici 2028, selon une étude de l'IDC ; les pressions américaines pour freiner l'avancée de la Chine sur l'IA ; et des capitales européennes qui sortent le grand jeu pour attirer les investissements autour de cette technologie, l'IA s'impose de plus en plus comme une arme majeure dans la compétition que se livrent les grandes puissances.
Dans ce contexte, il n'est guère étonnant qu'un nouveau concept ait actuellement le vent en poupe : celui d'une IA souveraine, ou l'idée que chaque puissance dispose de son propre système d'IA, entraîné sur des données nationales, aligné sur les valeurs du pays et tournant sur des infrastructures locales et souveraines. Brandi par Jensen Huang, le patron de Nvidia, lors d'un événement fin 2023, le concept gagne depuis rapidement en popularité, dans la droite ligne des vagues technologiques précédentes (souveraineté des données, cloud souverain, etc.).
Mille nuances de souveraineté
Les États multiplient ainsi les programmes allant dans ce sens. La France cajole sa pépite Mistral, qui, avec Bpifrance, l'investisseur émirati MGX et Nvidia, entreprend de construire le plus grand campus européen dédié à l'IA. Au Royaume-Uni, l'University College London (UCL) s'est associé à Nvidia pour concevoir un grand modèle de langage (LLM, pour large language model) maison, BritLLM, entraîné sur des données britanniques et maîtrisant les différents idiomes du royaume. L'anglais, bien sûr, mais aussi le gallois et l'irlandais. Celui-ci a été entraîné sur Isambard-AI, un superordinateur basé à Bristol et fruit de l'investissement du gouvernement britannique dans l'IA. "Notre objectif est de sortir des LLMs britanniques compétitifs et open-source", affirme Pontus Stenetorp, Deputy Director du Centre for Artificial Intelligence de l'UCL.
Les Européens ne sont pas les seuls à vouloir une IA souveraine : le concept gagne également en popularité dans les pays du golfe. En mai, l'Arabie saoudite a lancé Humain, une entreprise dont l'objectif est de construire des infrastructures d'IA dans le royaume. Les Émirats arabes unis ont pour leur part investi 20 milliards de dollars dans le projet Stargate UAE, annoncé en grande pompe lors d'une récente visite de Donald Trump. Y sont associés OpenAI, Nvidia et la société locale G42, partiellement détenue par le fonds souverain des Émirats. Si les serveurs seront construits à l'aide de technologies américaines, les Émirats auront la main sur la gouvernance des données et l'entraînement des modèles. Les données ne quitteront pas le territoire et les LLMs seront d'abord entraînés en arabe.
Même le Venezuela a récemment annoncé un plan pour construire des infrastructures au service d'une IA souveraine, avec l'aide d'entreprises chinoises.
Les promesses de l'IA souveraine
Le principal argument des promoteurs de l'IA souveraine est naturellement l'exercice d'un plus grand contrôle sur une brique technologique fondamentale, en passe de remodeler une large partie de la société. Et ainsi la perspective de réduire les dépendances extérieures, en particulier aux États-Unis et à la Chine, favorisant du même coup la croissance d'un écosystème de start-ups local autour de l'IA, susceptible de gagner des parts de marché à l'international. Face aux perspectives d'utilisation de l'IA dans des domaines aussi sensibles que la santé et la police, le fait d'exercer une meilleure souveraineté sur celle-ci est également vu comme un outil essentiel pour protéger la vie privée des citoyens.
Le fait de développer ses modèles chez soi, sur des centres de données locaux et à l'aide de données sur lesquelles on exerce une maîtrise totale, est aussi un moyen de mieux lutter contre les cyberattaques, à l'heure où Gartner prédit que d'ici 2027, 40% des fuites de données seront dues à des erreurs dans les transferts transfrontaliers de données au service de l'IA générative.
Pour d'autres, il s'agit d'entraîner une IA qui reflète la langue et la culture locale, face à la crainte que des modèles principalement entraînés en anglais et dans un contexte anglo-saxon ne soient guère adaptés aux particularismes régionaux. C'est l'un des principaux arguments avancés par l'Inde pour promouvoir son BharatGPT. Mais aussi par l'Espagne pour son propre LLM Alia.
Enfin, une IA souveraine peut être mise au service de la recherche et du gouvernement pour des usages dépassant la seule logique de profit. Gefion, un superordinateur national danois lancé en 2024, est ainsi utilisé pour des applications mises au service du bien commun, comme la découverte de nouveaux médicaments et une meilleure prédiction des événements climatiques.
Côté entreprises, l'IA souveraine est un juteux business. Pour Nvidia, récemment devenue la première entreprise à dépasser les 4 000 milliards de dollars de valorisation, les programmes d'IA souveraine constituent autant d'opportunités de vendre ses cartes graphiques pour des projets de centres de données locaux. La banque d'investissement américaine Jefferies estime ainsi que les initiatives souveraines pourraient générer 200 milliards de dollars de revenus supplémentaires pour Nvidia. Les Émirats arabes unis souhaitent à eux seuls importer un demi-million de puces Nvidia chaque année, au service de leur programme d'IA souveraine.
Les limites de l'IA souveraine
Pour autant, le concept peut s'avérer trompeur. En effet, à partir du moment où il est impossible d'entraîner de grands modèles de langage sans les puces de Nvidia (à moins de recourir à celles d'AMD, également américaines), toutes ces solutions ne sont pas véritablement souveraines. D'autant que les serveurs abritant ces puces sont eux aussi principalement construits par deux sociétés américaines, Dell et Supermicro.
Si l'on ne parle de souveraineté totale, ces projets peuvent en revanche avoir pour mérite de mieux garantir la confidentialité et la sécurité des données, en particulier contre les lois extraterritoriales américaines comme le CLOUD Act ou le FISA 702. Cependant, les grands acteurs du cloud proposent également d'héberger les données sur des serveurs situés en Europe, avec la possibilité de chiffrer les données côté client, la clé restant en Europe et hors du contrôle des fournisseurs américains. Mais ces solutions ne sont pas vraiment un rempart au Cloud Act américain.
En outre, "un laboratoire d'IA européen peut héberger ses modèles sur un centre de données situé en France, mais celui-ci fonctionne grâce à du matériel, du logiciel et de l'intergiciel américain. L'illusion du contrôle masque une toile d'interdépendance", affirme Nathan Benaich, fondateur du fonds d'investissement Air Street Capital, spécialisé das l'IA. Pour lui, l'IA souveraine constitue "du marketing politique et non une réalité technique. Elle inscrit l'IA dans une rhétorique d'autonomie nationale, alors même que les systèmes sous-jacents demeurent fabriqués à l'étranger et pris dans des logiques mondialisées."
Pour retrouver de la souveraineté sur l'IA, la seule solution serait dès lors d'avoir davantage de champions européens susceptibles de servir de leviers de négociation face à la puissance américaine, sur le modèle du Néerlandais ASML, sans qui TSMC serait incapable de fondre les puces de Nvidia.
Le fonds d'investissement Ardian Semiconductors a été lancé en 2024 pour répondre à cette ambition, en soutenant les acteurs européens du semi-conducteur. "Notre but est d'aller chercher les entreprises en Europe qui sont exposées aux mégatendances les plus intéressantes, comme les centres de données pour l'IA et la voiture intelligente. Et ainsi de favoriser l'émergence de champions industriels, qui nous permettent non pas de devenir autosuffisants sur les semi-conducteurs, mais de faire en sorte que nos partenaires dans le monde ne puissent pas faire sans l'Europe ", explique Thomas Pebay-Peyroula, associé et Co-Fondateur de Silian Partners.