Ce que l'IA peut (et ne peut pas) remplacer dans la création de jeux de société
Retour d'expérience d'un éditeur de jeu de société à l'heure de l'IA. La conception d'un jeu est un équilibre entre l'optimisation par l'IA et la création d'une émotion entre les joueurs.
L’IA s’impose partout : design, cinéma, publicité, jeux vidéo. Le jeu de société, souvent perçu comme un bastion artisanal, entre à son tour dans cette dynamique. Derrière les ventes record en GMS et la professionnalisation des studios, une transformation silencieuse s’opère : l’IA réorganise la création, accélère les prototypes et simplifie la direction artistique.
En tant qu’auteur-éditeur chez Open World Éditions, j’ai pu mesurer cette mutation très concrètement lors de la création de Pépite, sorti en octobre 2025. Ce retour d’expérience illustre un mouvement plus large : comment un secteur culturel, ancré dans le physique et l’émotion partagée, incorpore des outils qui optimisent et remplacent parfois certaines étapes tout en préservant sa dimension humaine.
Un goulot d’étranglement sous pression : l’IA comme réponse organisationnelle
La création d’un jeu repose sur un long travail : imaginer des mécaniques, tester des rythmes, ajuster des équilibres. Chaque étape demande du temps et de l’analyse. Jusqu’ici, seules des sessions physiques, chronophages, permettaient d’identifier les failles d’un système. L’IA change cette équation.
Dans mon cas, elle est devenue un partenaire d’ingénierie ludique, capable d’explorer des variantes, détecter des déséquilibres et proposer des structures alternatives. Elle accélère la compréhension d’un système et réduit l’incertitude dans les premières phases.
Cette efficacité devient stratégique dans un marché concurrentiel. Elle libère de l’espace pour les priorités essentielles : la sensation de jeu et l’émotion autour de la table.
La direction artistique à l’heure de l’IA : une rupture dans la préparation, pas dans l’illustration
La préparation visuelle est probablement l’étape où l’IA introduit le plus de valeur immédiate. Pour Pépite, j’ai créé un premier univers grâce à cet outil : un Far West revisité, plus coloré et accessible. Ces images ont servi d’appui pour aligner mes associés, notre distributeur Gigamic et la direction artistique.
Cette approche crée un langage commun, une intention claire dès le départ et une collaboration plus fluide. Pour Narcopolis, mon premier jeu, cette phase a demandé de nombreux aller-retours. L’IA raccourcit ce cycle et facilite le travail de tout le monde. J’ai réduit mes coûts de conception artistique de 70% et nous avons réduit d’autant notre temps d’échange sur la conception artistique avec Hadrien, le DA.
Un choix stratégique se pose alors : produire l’intégralité du graphisme à l’IA. La faisabilité progresse rapidement, les coûts diminuent et la vitesse devient un argument fort.
Après discussion avec mes associés et avec Gigamic, une autre logique s’est imposée. Le jeu de société vit grâce à des émotions partagées. L’image soutient cette dimension. Une illustratrice ou un illustrateur apporte une intention personnelle, une cohérence et une singularité qui façonnent l’identité du jeu. Cette valeur reste essentielle pour un produit culturel.
Une production plus agile et mieux structurée
L’IA restructure aussi la fabrication : prototypes pré-maquettés, documents commerciaux, supports pour les distributeurs, préparation des versions.
L’outil compresse des semaines de micro-tâches, améliore la circulation de l’information et rend la coordination plus fluide.
Pour un éditeur, cette agilité se traduit par des cycles plus courts, une meilleure capacité de test et des arbitrages plus rapides.
L’émotion comme limite structurelle de l’IA
L’IA simule une mécanique, calcule des probabilités et explore des scénarios. Elle ne capte pas l’ambiance d’une table, le tempo d’une partie ou l’énergie entre les joueurs.
La valeur d’un jeu se construit dans ces interactions. La mécanique crée une structure, l’émotion crée une expérience. Cette frontière conditionne la stratégie des éditeurs : l’IA pour accélérer et optimiser, l’humain pour donner du sens.
Un secteur en mutation progressive
La transformation du jeu de société avance étape par étape : distribution digitalisée, communication automatisée, logistique enrichie par la donnée et désormais création augmentée.
L’IA s’inscrit dans cette trajectoire. Elle invite chaque éditeur à choisir ce qu’il délègue et ce qu’il préserve.
Je crois à un modèle hybride : l’IA pour anticiper, structurer et réduire les incertitudes, l’humain pour porter l’intention, la cohérence et l’authenticité.
Ce duo, qui sonne un peu comme un slogan, enrichi le secteur pour le rendre plus agile, sans perdre le cœur de l’expérience ludique : des personnes rassemblées autour d’une table.