Pénurie : après les semi-conducteurs, c'est la mémoire qui flanche

Pénurie : après les semi-conducteurs, c'est la mémoire qui flanche L'appétit insatiable des ténors de l'IA provoque d'importantes tensions sur la demande de mémoire informatique, faisant s'envoler les prix et esquissant le risque de PC et smartphones plus chers pour les consommateurs finaux.

Un nouveau spectre de pénurie plane sur l’informatique mondiale. Cette fois-ci, il ne s’agit pas des semi-conducteurs, mais de la mémoire informatique. Les barrettes de mémoire RAM, convoitées par OpenAI, Google, Meta et tous les géants de l’IA pour équiper leurs centres de données flambant neufs, sont soumises à une très forte demande. Selon les données de TrendForce, un consultant, les principaux fournisseurs de mémoire informatique ont ainsi vu leurs stocks moyens chuter de 13 à 17  semaines fin  2024 à seulement deux à quatre semaines en octobre. Conséquence : les barrettes de RAM ont vu leur prix exploser de 500% au cours des derniers mois.

La crise est encore aggravée par le fait que les principaux fournisseurs de mémoire informatique, à savoir Samsung, Micron et SK Hynix, snobent désormais les marchés BtoC pour se focaliser sur celui de l’IA, beaucoup plus lucratif. Micron a ainsi fermé sa ligne Crucial, tandis que la branche de Samsung dédiée à la mémoire génère aujourd'hui un chiffre d’affaires proche de celui de sa division smartphone : 18,2 milliards contre 22,8.

La faute à l’IA

La mémoire informatique est devenue une composante essentielle des ordinateurs et smartphones, mais aussi des consoles de jeu, des téléviseurs connectés et des véhicules. Toutes ces industries grand public ont besoin des mêmes puces mémoires que les géants de l’IA accumulent pour alimenter leurs centres de données.

Or, pour Samsung, Micron et SK Hynix, l’équation est vite résolue : OpenAI, Google, Meta et consorts paient des prix plus élevés et passent des commandes massives avec une forte visibilité dans le temps. L’électronique grand public, elle, se caractérise par des marges plus faibles et une demande fragmentée parmi des centaines de produits et de fabricants. Ce réalignement signifie que la hausse des coûts pourrait bien s’inscrire dans le temps, étant liée à une tendance de moyen/long terme et non à une perturbation temporaire comme une guerre ou un accident.

Cependant, même pour les géants de l’IA prêts à allonger les dollars, mettre la main sur suffisamment de mémoire peut s’avérer difficile, affirme Sanchit vir Gogia, de Greyhound Research. "Le secteur fait face à une contrainte structurelle d’approvisionnement, et non à un simple retard temporaire. Les modules de mémoire qui soutiennent les clusters d’IA et de calcul haute performance n’arrivent plus ni à temps ni en quantité suffisante, même pour les hyperscalers qui paient des primes élevées."

Les consommateurs vont payer la facture

Après les semi-conducteurs et l’énergie, la mémoire informatique poserait-elle un nouveau frein potentiel au progrès de l’IA ? C’est du moins ce que pense l’expert. "En Europe, les clusters d’IA sont reportés. Dans toute l’Asie-Pacifique, les déploiements sont redessinés en cours de route. En Chine, les commandes d’entreprises sont refusées en raison de l’épuisement des stocks. Ce n’est plus un simple problème de composants. C’est le plafond de l’économie de l’IA. La mémoire est devenue le facteur limitant de l’expansion mondiale de l’IA."

D’autres sont plus optimistes, à l’instar d’Antoine Chkaiban, consultant chez New Street Research, un cabinet d'intelligence de marchés. "Je ne pense pas que ce sera un frein pour le déploiement de l’IA, dans la mesure où la plupart des géants comme Nvidia, AMD et Broadcom ont anticipé les choses et déjà réservé de la capacité." 

Mais pour les consommateurs, la note pourrait bien s’avérer salée. "Toutes les entreprises qui fabriquent des PC, smartphones et serveurs seront touchées par la pénurie. Le résultat, c’est que les consommateurs paieront davantage", estime William Keating, directeur de la recherche chez Ingenuity, un autre cabinet de recherche. Des fabricants de PC comme CyberPowerPC et Maingear ont déjà annoncé des hausses de prix, citant l’explosion des coûts de la mémoire et des disques durs externes. 

Augmenter la production : pourquoi ce n’est pas si simple

Un moyen de résoudre la crise serait bien sûr pour les fournisseurs d’augmenter leurs capacités de production. Plus facile à dire qu’à faire. D’abord, la construction d’usines de production de composants informatiques coûte cher et prend du temps. Il s’agit donc d’un investissement à long terme, et les fabricants, craignant de se retrouver en surproduction en cas de retournement conjoncturel, sont frileux à se lancer.

"Il n’y a pour l’heure aucune raison de croire que l’on n’est plus sur un marché cyclique. Pour les fabricants, se pose donc la question de la durée du cycle actuel. La réponse va déterminer l’ampleur de la capacité de production additionnelle qu’ils décideront de construire dans les prochaines années. A ce stade, le ratio d’investissements par rapport à la production actuelle reste inférieur à celui observé lors du cycle de 2018 (année où une forte demande émanant des centres de données avait déjà fait pression sur les prix de la mémoire, ndlr)", estime Antoine Chkaiban.   

Les remous sur la scène géopolitique ajoutent encore une couche de complexité. La guerre commerciale sino-américaine génère des tensions pour les entreprises occidentales sur les approvisionnements en terres rares et minerais critiques, massivement raffinés et exportés par la Chine. Les disques durs dépendent par exemple d’aimants en néodyme, l’un des types de terres rares les plus recherchés. Or, le pays a récemment restreint ses exportations d’aimants en guise de mesure de rétorsion contre les États-Unis. Les droits de douane mis en place par Donald Trump sur l’acier renchérissent de leur côté l’infrastructure autour de la mémoire (serveurs, boîtiers, racks, centres de données).

Ainsi, comme le résume Sanchit vir Gogia, "les DSI doivent désormais considérer la stratégie mémoire comme une planification stratégique du capital plutôt qu’un simple achat opérationnel. Ceux qui anticipent, diversifient leurs sources et réarchitecturent en amont garderont une longueur d’avance. Ceux qui présument de la disponibilité feront face à des retards, des chocs budgétaires et à une ambition freinée."