Tribune

L'incertitude paisible
Par Rafi Haladjian
Président de Fluxus
- Mardi 27 février 2001 -

Nous sommes sortis du XXème siècle comme une horde de Huns fonçant à toute allure sur les steppes de ce que nous avions connu, piétinant tout sur notre passage. Partout, le sens des choses qui nous étaient familières n'a plus repoussé. Avant, on pouvait distinguer les choses les unes des autres, lister les possibles, dessiner la carte du territoire, distribuer les rôles, réduire le risque aux seuls cas de "force majeure", et, connaissant tout cela, a-na-ly-ser et prédire l'avenir. Nous contrôlions tout. Mais, en quelques années, tout s'est effrité pour laisser place au spectre du flou et de l'incertitude. D'abord, les choses ont commencé à ne plus ressembler à ce que nous pensions qu'elles étaient. Les sites d'organes de presse se sont voulus portails et aussi marchands, les marchands fournisseurs de contenu, les marchands d'eau des éditeurs de musique…

Ensuite nous avons commencé à avoir des comportements bizarres : jouer au serpent sur notre téléphone portable, envoyer des mots d'amour sur la télé, regarder la télé sur notre PC. Mais est-ce que regarder une vidéo sur un PC en fait une télé pour autant? Toutes les fonctions sont-elles transposables sur des machines désincarnées? Savez-vous encore tracer un cercle autour des choses? Toute approche réductrice, discrète, devient intenable et explose sous les coups de boutoir de la nécessité, de la fonction et du sens. La théorie des ensembles avec ses patates en béton armé ne s'applique plus. Les éléments appartiennent plus ou moins à l'ensemble et nous vivons avec la théorie des ensembles flous de Lotfi Zadeh.

>> Internet
en 2001?
Parlez-en
sur le Forum

Nous sommes dans l'obligation de redéfinir les choses, non pas selon leur apparence, selon nos anciennes catégories, mais selon des grilles de lecture. Nous devons décortiquer, décomposer pour pouvoir recomposer à loisir et de manière dynamique. Pour circuler dans le flou, nous devons établir une image claire et jetable de ce que nous voyons. Cet environnement flou est accentué par la combinaison de tous ces éléments, leur interdépendance permanente, leur jeu de réaction et d'adaptation. Claude Shannon estimait que le nombre de mouvements possibles aux échecs était de 10 puissance 120, c'est-à-dire plus qu'il n'y a eu de microsecondes depuis le big bang.

La mise en place et le fonctionnement d'une Application sont aujourd'hui encore plus complexes, pour au moins trois raisons.
- 1/ Un nombre de joueurs énorme et qui plus est indéfini, évoluant sur un échiquier mondial.
- 2/ Un nombre de pions extrêmement large avec des règles spécifiques à chaque pion : consultant, designer, intégrateur, fournisseurs, hébergeur, gestionnaires, exploitants, auditeurs... Le développement et le fonctionnement de l'Application est une tour de Babel, en perpétuelle construction. Tous ces intervenants sont dépendants les uns des autres. Mais, comme dans l'ancien testament, tout le monde parle en langues.
- 3/ Un nombre croissant de technologies interdépendantes : la combinatoire est tellement grande que chaque plate-forme finit par devenir un prototype. Gérer une plate-forme, c'est gérer un kaléïdoscope.

Sommes-nous vraiment sûrs que c'est fini, que tout est "comme avant"?

Lorsque l'application ne marche pas, vous avez parfois quelques minutes pour trouver une solution parmi un nombre tellement grand de possibles facteurs de dysfonctionnement que, mathématiquement, toutes les minutes depuis la création de l'univers ne suffiraient pas à les balayer toutes. Il est facile, concevable, de gérer le complexe lorsqu'il n'y a pas de contrainte de temps et facile d'être rapide quand on gère des situations simples. Mais lorsqu'il faut combiner complexité et accélération du temps? Croyez-vous quelqu'un qui vous offre la certitude de gagner dans des délais garantis toute partie d'échec qui lui sera imposée? Non. La seule vraie valeur est l'expérience. Donc, celui qui a joué le plus de parties d'un jeu similaire est le mieux à même de le jouer correctement.

La poussière de l'an 2000 est en train de retomber. Les choses semblent rentrer dans l'ordre, la bonne vieille économie aura eu raison de cette petite nouvelle si arrogante. Start-up est remplacé par PME. Des milliers de salariés pleurent leurs stocks comme des emprunts russes. Les grandes entreprises reprennent la main. Nos certitudes, un moment ébranlées, se redressent. Mais sommes-nous vraiment sûrs que c'est fini, que tout est "comme avant"? Nous sommes sortis de la période infantile de la Nouvelle économie et il ne faudrait pas passer trop de temps dans son âge bête. Essayons de devenir adultes, sans cette naïveté catégorique des premières années.

On peut vivre dans l'incertitude. On n'en meurt pas forcément.

La nouvelle économie ne se réduit pas au fait de "faire des choses sur le Web". Ce qui la caractérise, c'est la non linéarité des effets, l'impossibilité d'atteindre des états stables durables. Certains commencent à parler de Next Economy, il faudrait plutôt parler de la New Economy au carré. Une économie qui n'est jamais stable et dont les règles se réinventent sans cesse. Après la Next Economy, il y aura la New Next Economy. Le monde va-t-il désormais être plus lent et plus simple, stabilisé par les concentrations et les consolidations et évoluant dans des marchés rationnels, linéaires et parfaitement (extra)lucides? Il est impossible d'imaginer qu'un système adaptatif complexe (et le Web et l'économie en sont) puisse atteindre un équilibre stable. Si le système atteint l'équilibre, ça ne veut pas dire qu'il est stable, ça veut dire qu'il est mort.

Il faudra se faire à un état d'incertitude permanent associé à des effets d'amplification de toutes les tendances. Assumer qu'on ne sait pas, et qu'une certitude aveuglante est toujours mortelle. Toute notre culture, nos organisations, nos contrats sont basés sur l'a priori de la certitude. Mais ceux qui ont grandi dans un pays en guerre vous le diront : on peut vivre dans l'incertitude. On n'en meurt pas forcément. Il suffit simplement d'assumer le fait que cette incertitude existe et ne pas faire comme si l'aléatoire et le snipper n'existaient pas. Vivre avec l'incertitude et le flou ça veut juste dire qu'il va falloir réfléchir en temps réel et pas une fois tous les quelques temps.

----------------

Toutes les tribunes

Au sommaire de l'actualité





Dossiers

Marketing viral

Comment transformer l'internaute en vecteur de promotion ? Dossier

Ergonomie

Meilleures pratiques et analyses de sites. Dossier

Annuaires

Sociétés high-tech

Plus de 10 000 entreprises de l'Internet et des NTIC. Dossier

Prestataires

Plus de 5 500 prestataires dans les NTIC. Dossier

Tous les annuaires