Maurice Lévy & Stéphane Lévy (YourArt) "Après 13 mois et demi d'existence, Your Art est numéro 3 du marché français"
Maurice Lévy, fondateur, et Stéphane Lévy, VP Product de YourArt, reviennent sur l'intégration de nouvelles fonctionnalités d'intelligence artificielle sur leur plateforme d'art en ligne. Des outils qui visent à assister les artistes dans leur processus créatif.
JDN. Quelle est la génèse de Your Art ? Comment vous situez-vous aujourd'hui sur le marché des plateformes digitales d'art ?

Maurice Lévy. Your Art est une vieille idée que j'avais eue en 2012. A l'époque, j'avais commencé à explorer les possibilités de créer une énorme plateforme permettant à tous ceux qui souhaitent s'exprimer dans le domaine de l'art de le faire à l'échelle mondiale. Mon rêve était de créer la plus grande galerie du monde, ouverte à tous les artistes, en particulier aux artistes amateurs et à ceux qui n'osaient pas se présenter, avec l'idée sous-jacente de démocratiser et de rendre l'art accessible. A la fin de mon mandat de président du directoire de Publicis, j'ai commencé à reprendre le projet progressivement, surtout pendant la pandémie. Nous y avons travaillé avec Stéphane et Jonas Botbol, un spécialiste de l'IA et de la tech. Nous avons imaginé plusieurs solutions et lancé la plateforme le 15 mai de l'année dernière.
Aujourd'hui, après 13 mois et demi d'existence, nous sommes numéro 3 du marché français en nombre d'artistes présents, avec plus de 3 000 artistes et plus de 13 000 œuvres, ce qui est assez conséquent en une année. Deux aspects étaient importants pour nous : être les plus innovants sur le plan de la tech et de son utilisation. Nous sommes passés du métaverse à la réalité augmentée et nous avons aussi voulu intégrer très tôt l'intelligence artificielle avec diverses applications.
Récemment, nous avons repensé la plateforme, injecté de manière assez massive des doses d'intelligence artificielle et de solutions applicatives, afin de fournir aux art lovers, aux collectionneurs, et surtout aux artistes, des moyens d'utiliser et d'expérimenter l'IA.
Your Art est une plateforme profondément axée sur l'IA. Quels sont les nouveaux cas d'usage que vous venez d'introduire ?
Stéphane Lévy. Nous avons travaillé sur le rapprochement entre les images et les mots, notamment sur les questions de similarité. Lorsqu'on navigue sur le site, on peut rechercher des œuvres similaires et utiliser la recherche visuelle. Nous avons aussi des utilisations innovantes, comme la contextualisation dans le domaine de l'histoire de l'art, permettant de naviguer entre le présent et le passé, entre les artistes contemporains et les artistes du passé, grâce à des fonctions de similarité visuelle basées sur des algorithmes de machine learning qui prédisent les mouvements artistiques auxquels une œuvre pourrait appartenir, voire même l'auteur potentiel parmi les grands noms de l'histoire de l'art.
Nous utilisons un mix de techniques d'IA. Les LLM comme GPT-4o, intégré à IRIS notre assistant IA, et des algorithmes de machine learning davantage en back-end pour la recherche. Art Persona est une expérience où l'utilisateur choisit quelques œuvres qui lui plaisent et IRIS dresse son portrait artistique en 3 parties, avec une analyse succincte de ses goûts, des recommandations culturelles (livres, films, musées) et des suggestions d'artistes à découvrir sur la plateforme.
Nous voyons l'IA comme un assistant et partenaire pour les artistes, majoritairement analogiques peintres, sculpteurs, photographes sur Your Art. L'IA ne crée pas à leur place mais les assiste dans leurs recherches en réagissant à leur travail. Nous venons également de sortir une nouvelle fonctionnalité d'aide à la création : l'artiste sélectionne des œuvres de son portfolio, IRIS les analyse en détail avec l'aspects techniques, les visuels, le style et l'iconographie, références) et fournit un rapport critique détaillé avec des références artistiques variées pour nourrir le travail de l'artiste. IRIS donne aussi des recommandations de livres, films et expériences inspirantes.
Enfin, nous expérimentons la génération d'images pour les artistes avec différents modèles actuellement avec DALL-E. Nous expérimentions également avec Stable Diffusion. Le but est de proposer aux artistes des variations de leurs œuvres ou des associations libres à partir de mots-clés qu'ils fournissent. C'est encore expérimental mais nos spécialistes font une veille active sur ces technologies pour offrir un service varié et de qualité aux artistes.
Certains acteurs du monde de l'art peuvent percevoir l'IA comme une menace potentielle pour les artistes. Comment répondez-vous à ces préoccupations ?
Maurice Lévy. Je comprends les craintes suscitées par l'IA dans le monde de l'art, elles sont fondées et ne sont pas que des fantasmes. Nous avons pris toutes les précautions pour préserver les droits de chacun, y compris ceux liés à l'IA et à la vie privée. Nous sommes extrêmement vigilants et rigoureux sur ces aspects. Toutefois, je pense qu'on s'affole un peu inutilement en laissant croire que l'IA peut faire beaucoup de choses, en particulier dans les domaines de la création. Certes, elle peut aider à l'exécution, à naviguer, à gagner du temps et de l'argent, par exemple pour créer des décors artificiels au cinéma ou en publicité. Mais il y a un domaine où l'IA ne peut pas s'exprimer avant très longtemps : tout ce qui relève du cognitif, des sentiments, des émotions et de leur expression, qui sont au cœur de la création artistique.
L'IA peut inspirer, aider, ouvrir des voies, mais en aucun cas elle ne peut actuellement se substituer à l'expression des émotions, contrairement à ce que laisse imaginer le film "Her." Il existe certes des œuvres créées par l'IA mais elles restent intéressantes et artificielles, très loin de ce jet d'émotions. Même dans ses moments les plus inspirés, l'IA ne peut recréer d'elle-même les mouvements, les forces, l'imagination et les mélanges de couleurs d'un Soulages par exemple. Elle peut faire une pâle imitation et ouvrir des voies, ce qui est intéressant, mais elle ne peut pas se substituer à l'éthique et à l'expression d'une émotion.
Cela démasque les artistes qui n'ont pas d'émotion ou ne savent pas l'exprimer, ils ne feront pas mieux qu'une IA. Mais la majorité des artistes ont leurs tripes, une cérébralité conçue par un artiste, qu'elle parte des tripes au cœur et à la tête ou qu'elle soit terriblement cérébrale dans certaines œuvres. C'est cela qui fait toute la différence avec l'IA.
Stéphane Lévy. Pour revenir à la question du remplacement de l'artiste, c'est quelque chose que l'IA, en tout cas aujourd'hui, ne sait pas faire. Elle peut le simuler autant qu'elle veut, mais elle ne sait pas vraiment le faire. Je vais donner un exemple : j'ai chargé des œuvres d'un artiste où l'on peut voir une métaphore de la pudeur, avec des corps un peu dissimulés sous des feuillages, sous des éléments naturels. L'idée est vraiment intéressante, tout comme son exécution, mais si l'IA travaille là-dessus à partir de variations, c'est amusant de voir ce qu'elle fait.
Il y a une interprétation littérale de la chose : un corps, de la chair, des feuillages. L'IA va reprendre ces éléments, ces ingrédients - la chair humaine et les éléments écologiques - et les assembler. Mais c'est une interprétation au premier degré, très éloignée de la vision d'un être humain. C'est presque touchant de voir cela, l'échec de l'IA dans ce domaine.
Changeons de sujet si vous le voulez bien. Que vous inspirent les résultat du premier tour des législatives ? Avez-vous des craintes sur la situation économique ?
Maurice Lévy. La situation politique actuelle en France était assez prévisible, ce que nous avons vu au premier tour ressemblait presque à une répétition de ce qui nous avait été annoncé. La surprise venait essentiellement de la manière dont Jean-Luc Mélenchon s'est présenté et entouré, se positionnant clairement comme le chef de file d'un nouveau front populiste, c'est comme cela que je l'appelle.
Marine Le Pen s'est également présentée sans surprise, avec une certaine force et un discours qui lui ressemble depuis plusieurs mois, fait à la fois d'une fausse modestie et d'une vraie autorité, exprimée par Jordan Bardella, mais aussi une ouverture présentée par Marine Le Pen elle-même.
Au milieu, on se retrouve avec une situation intéressante : la possibilité d'un blocage institutionnel, ce qui est assez rassurant pour les investisseurs internationaux qui voient une France potentiellement ingouvernable, à droite comme à gauche. Le spectre d'une Nouvelle Union Populaire Ecologique et Sociale s'est fortement éloigné, ce qui entraîne une réaction plus favorable de la bourse. De plus, le projet de budget de l'Etat ne semble pas crédible. Les gens imaginent donc un gouvernement de techniciens qui pourrait gouverner dans un centre élargi, sans prendre de mesures majeures, avec un budget probablement similaire à l'actuel, ce qui aboutirait mécaniquement à une baisse du déficit. C'est cette idée qui est interprétée par les analystes sur le marché international et qui est plutôt rassurante.
Néanmoins, on va se trouver dans une situation de blocage, avec une France difficilement gouvernable. Le nombre de triangulaires sera déterminant pour le Rassemblement national et ce qu'il sera susceptible d'obtenir. Moins il y aura de triangulaires, plus le spectre d'une majorité absolue s'éloignera.