À corps perdu dans l'IA
Paris vient tout juste de célébrer la belle Digitale, mais la fête est amère. Car l'IA n'est plus notre quête, mais notre fuite.
Nous ne sommes qu’au début de l’IA, et déjà elle nous a tout pris. Je ne parle pas de nos métiers. Quelqu’un a t’il sérieusement cru qu’il en restera un seul ? Je parle de notre indicible qualité d’humain. Inachevé pour les uns, inachevable pour les autres. Nous serons bientôt privés de nous-mêmes en quelque sorte. Mais peut - être n’avons - nous rien vu encore.
Car il ne faut surtout pas sous - estimer l’IA. On voit où cela nous mène déjà. Nous ne sommes peut - être pas au bout de nos mauvaises surprises. L’IA a de grandes ambitions pour nous, pas sûr qu’elles soient les mêmes que les nôtres. L’IA voit grand et ne lésine pas sur les moyens. Mais comme cela ne suffisait pas. Nous avons souhaité lui en donner davantage. Nous lui accordons des budgets faramineux financés par l’argent public ou privé. Nous mobilisons nos meilleures têtes pensantes afin de construire demain en IA. Nous célébrons son arrivée en fanfare dans le nouveau monde, de peur peut - être qu’elle ne soit déçue par son sujet. En fait, nous laissons tomber tout le reste, et mobilisons toute notre énergie à la belle digitale.
Mais pourquoi un tel empressement à sauter dans le grand bain, sans bouée ? Je ne vois qu’une seule explication rationnelle. La fuite. L’IA n’est pas une quête, mais une fuite. Seule la fuite peut nous sublimer ainsi, tisonner les sens de la finance, fantasmer demain à ce point. Certes, la quête du progrès propose une lecture stimulante de notre engouement pour l’IA. Mais cette lecture ne rend pas compte de l’ivresse en cours, de l’exubérance dont nous ne faisons preuve. Il nous faut fuir pour aller ainsi. Mais fuir quoi ?
L’IA sauve qui peut
Nous sommes sur le point de perdre tous nos grands combats. Le climat, la santé, les inégalités, les guerres, la liberté, la culture, la morale… Sans parler de nos questions métaphysiques qui butent encore : la mort, le moi, la foi. Autant de grands chantiers sans cesse repoussés, quand ils ne sont pas carrément laissés à l’abandon. Le pompon existentiel nous glisse entre les doigts. Nous avançons désormais sur tapis roulant. Pourtant tout ne va pas de travers, parait-il. Il y aurait bien quelques percées, technologiques dit-on. Ainsi, la sidération suscitée par quelques fulgurances du progrès nous enivre, ou nous égare. Finalement, elle nous redonne espoir. L’IA tombe à point nommé ! Aubaine, chance, ou miracle. Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse, comme dit l’adage.
Alors nous décidons de confier les clefs du monde à l’automate. Docteur bit saura bien quoi faire de nos errances, il obtient de tels progrès avec ses autres patients : robots conversationnels, traitement de l’image, jeu de Go… En vérité, nous nous jetons à corps perdu dans l’IA, mais feignons de tenir la bride. Comme si avions encore la main sur la bête… Nous ne maitrisons plus rien. Nous ne comprenons même plus comment elle obtient de si bons résultats. Un pari désespéré ? Oui, mais un pari à notre image. Nous n’avons plus que cette carte dans notre jeu, et notre chemise d’Homme civilisé à mettre sur le tapis. Banco ! Après tout, l’IA n’est – elle pas censée avoir l’ambition d’un monde meilleur, pour nous ? C’est ce qu’on lui demande, au travers des lignes de codes. C’est ce qu’elle nous promet, par l’exercice de ses techniques d’apprentissage supervisé, non supervisé ou de renforcement. Que vaut la promesse d’une IA ? C’est la question à 1 million de dollars ou d’euros. Mais nous avons choisi de ne pas y répondre.
Car le temps presse. Nous n’avons plus le temps de nous poser ce genre de question. Plus tard peut être, pour nous offrir quelques minutes récréatives. Une fois que l’IA nous aura mis à l’abri du danger. Si c’est bien ce qu’elle ambitionne de faire pour nous. En attendant, faisons mine de célébrer l’IA. Continuons de croire qu’il s’agit d’un objectif, alors que c’est une bouée de sauvetage. L’IA n’est plus l’île aux trésors, mais l’île des naufragés.