INTERVIEW
 
Professeur de stratégie
IAE d'Aix-en- Provence
Philippe Baumard
"Titre"
Philippe Baumard est professeur de stratégie à l'université d'Aix-Marseille III. Spécialisé en management stratégique et en guerre de l'information, il est l'auteur de nombreux travaux de recherche sur le sujet. Il a notamment publié à la fin de l'année dernière '"Analyse stratégique : mouvements, signaux concurrentiels et interdépendance". Particulièrement attentif aux batailles que se livrent les acteurs de l'Internet, il nous livre son regard sur les perspectives de l'année à venir et sur ses enjeux pour les grands acteurs comme pour les start-up.10 janvier 2001
 
          

JDNet. L'année commence avec le rachat de LibertySurf par Tiscali. Qu'est ce que cela vous inspire en terme de stratégie pour l'opérateur Italien ?
Philippe Baumard. Les fournisseur d'accès sont dans une logique d'acquisition de masse pour une future domination dans le haut-débit. Il faut donc pour l'instant empiler les abonnés pour être bien placé. Sur ce plan là, c'est une bonne affaire pour Tiscali. Néanmoins, leur grand problème est désormais d'arriver à une solide qualification des audiences. Si l'on regarde LibertySurf, le ratio utilisateur réel/abonné est très faible, c'est un vrai problème. Par ailleurs, Tiscali est très faiblement positionné sur le haut-débit. Or le vrai défi pour les opérateurs cette année, et les suivantes, est désormais de faire basculer progressivement les abonnés avec un modem 56K vers le haut-débit, aussi bien terrestre que mobile, pour qu'ils accèdent à des services à forte valeur ajoutée comme le musique ou la vidéo. Les opérateurs historiques sont ainsi certainement mieux placés dans cette course.

Cela veut donc dire, comme certains le laissent déjà entendre, que Tiscali finira également par être racheté ?

Cela m'étonnerait pour l'instant, car ce n'est, à mon avis, pas leur finalité stratégique. Par ailleurs, le groupe est très peu opéable dans l'immédiat en raison de la structure de son actionnariat. Tout se jouera dans trois ou quatre ans. On estime qu'il y aura quatre, voire cinq acteurs, en Europe. Celui qui aura le dernier strapontin dans ce quinté pourra le monnayer très cher. C'est peut- être ce qu'attend Renato Soru, le patron de Tiscali et plus gros actionnaire individuel de la société (27%, Ndlr).

En regardant toutes ces fusions-acquisitions, on a l'impression d'un manque de stratégie concertée. Certaines d'entres elles apparaissant même comme un peu précipitées et sans réel intérêt...
C'est évident, et le krach sur les marchés financiers découle en partie de cela. Les marchés ont pensé que dans l'Internet, la phase d'exploration était terminée en 2000 et que la phase d'exploitation allait commencer, avec tous les bénéfices qu'on peut en tirer. Or, le secteur est encore et toujours dans l'incertitude, ce qui conduit à des rapprochements hâtifs. On remarque d'ailleurs qu'il n'y a pour l'instant pas vraiment de guerre de l'information ou de mouvements stratégiques hostiles, comme on peut en voir dans les autres industries. La raison est simple : personne, y compris les grands acteurs, n'a de stratégie focalisée. Cette année, on sera donc plutôt dans une phase de rationalisation, aussi bien pour les start-up que pour les grands groupes. Pour revenir à Tiscali, je trouve qu'ils ont l'énorme qualité d'insister sur le management. Dès qu'ils font une acquisition, il restructure tout de suite pour repartir sur des bases solides. Ils ne laissent pas dériver les problèmes.

Les start-up sont-elles plus vulnérables que les autres en matière de stratégie ?
Evidemment, et ce pour deux raisons. En phase de croissance, tout est concentré sur le marketing, ce qui rend difficile la définition d'une vraie stratégie. Ensuite, le secteur a un historique faible et il y a une pénurie dans l'expertise qui débouche sur un déficit de profils "stratèges". On a d'un côté les jeunes fondateurs qui ont constitué leur société autour d'une idée et de l'autre, des profils seniors, très orientés sur la finance. Mais pas de senior pour la stratégie. Cela n'est pas forcément propre aux start-up. Europ@web est à mon avis l'exemple le plus frappant de ce manque, et c'est certainement ce qui les a handicapés. Les analystes étaient un peu déboussolés car ils avaient du mal à cerner leurs intentions. Depuis, ils ont d'ailleurs changé radicalement. Enfin, il faut savoir que cette année, les start-up ne pourront plus faire appel aussi facilement aux marchés financiers. Face aux banquiers, elles devront donc présenter des plans stratégiques robustes pour trouver de l'argent.

Mais qu'entendez-vous par le manque de stratégie dans un secteur où justement on a peu de visibilité ?
Pour vous donner un exemple, l'échec le plus caractéristique selon moi est celui des sites communautaires. Ils disposaient tous d'une belle audience mais ont tardivement développé les outils marketing pour réellement connaître leur visiteurs, ce qui est pourtant la pierre angulaire dans l'Internet du futur. La responsabilité est celle des analystes financiers. Ces derniers ont forcé les sociétés a faire du dumping sur les pages vues pour mieux les valoriser. Ce n'était pas sérieux, car la valeur d'un site se mesure surtout au profil des visiteurs et au temps passé par l'utilisateur sur le site. On peut avoir une petite audience et être beaucoup plus performant qu'un grand portail. Tout le monde a cru que parce qu'on reproduisait "N" fois le même usage, la valeur allait être multipliée par le même coefficient. A cet égard, les pages vues d'AOL ou de Lycos ne veulent pas dire grand chose. Mais il faut dire que les instituts d'études ne fournissaient pas non plus des données très appropriées.

Vous insistez énormément sur la qualification du client. C'est l'enjeu majeur pour vous, cette année ?
Certainement. Pour les sociétés de l'Internet qui dépendent de l'audience, il y a trois phases : convaincre l'internaute de venir, l'acquérir et lui faire adopter le site. A l'heure actuelle, on est à peine au niveau de la deuxième phase. Les fournisseurs d'accès en sont un exemple. Ils dépendent énormément de la publicité et ne se sont pour l'instant pas préoccupés de la stratégie d'appropriation des abonnés. A mon sens, ils ne sont pas plus performants que les start-up à ce niveau. Notamment les fournisseurs d'accès gratuit, qui ont du mal à qualifier leurs audiences. Or on sait que, par exemple, sur les services financiers, il y a quasiment quatre points de marge entre un client qualifié et un non qualifié. C'est un problème qui existe sur tous les canaux, du mobile à l'Internet. L'enjeu majeur portera donc sur la certification de l'utilisateur. Tout le monde cherche d'ailleurs à imposer son standard. Intel sur les puces, Nokia sur les portables, les fournisseurs d'accès sur Internet, les banques avec les systèmes de paiement. Pour l'instant, c'est très morcelé et il faudra arriver pour eux à un système de certification unique du consommateur, une qualification très poussée en somme. Mais savoir qui possédera la certification est difficile en raison, justement, du nombre de canaux d'accès existants. Ce sera donc certainement un nouveau facteur de concentration dans l'Internet.

Mais cela va poser des problèmes de liberté ?
Plus ou moins... La Cnil offre encore une certaine flexibilité sur la revente des informations. En France d'ailleurs, le lobbying des grands groupes sur le sujet est très faible. Aux Etats-Unis, depuis 1997, les mouvements sont en revanche très forts. Il y a d'ailleurs eu un front de révolte des associations de défense de la propriété intellectuelle notamment. Il y a de fortes chances dans un futur proche que vous ne soyiez plus "informé" d'un élément glané sur un site mais détenteur d'une licence d'exploitation des informations que vous aurez pourtant simplement lues. (Lire à ce sujet l'article de Philippe Baumard dans la Revue Française de Géoéconomie, NDLR)

Finalement, l'année 2001 s'annonce comme une année de transition sans grande euphorie ?
Il est clair que l'année va être plutôt morose. Cette année, les groupes vont en fait consolider une première génération d'usage de l'Internet et il va falloir préparer la deuxième génération, utilisatrice du haut débit. C'est une année de rationalisation et il y aura par essence beaucoup de casse. L'année ne sera donc pas très gaie mais saine, car les start-up vont vivre en accéléré ce qu'une industrie traditionnelle vit en dix ans en matière de management. Mais les plus à plaindre sont certainement les équipementiers, sur qui reposent les plus grandes incertitudes. Du point de vue financier, on assistera par ailleurs certainement à des transactions très survalorisées et uniquement destinées à prendre des positions finalement assez précaires. Tiscali/LibertySurf est à mon sens un bon résumé de ce qui va se passer cette année.

Qu'est ce que vous aimez sur Internet?
Google, pour sa qualité.

Et qu'est ce que vous n'aimez pas ?
Le manque d'ergonomie sur la plupart des sites et surtout qu'un média interactif n'en soit pas un. En résumé, la "pensée télévision" appliquée à l'Internet.

 
Propos recueillis par Jérôme Batteau

PARCOURS
 

Philippe Baumard, 34 ans, est agrégé des Facultés en sciences de gestion et titulaire d'un doctorat en science de gestion de l'Université de Paris-Dauphine. Il est actuellement directeur du DEA Sciences de Gestion de l'IAE d'Aix en Provence.


   
 
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