JDNet.
L'année commence avec le rachat de LibertySurf par
Tiscali. Qu'est ce que cela vous inspire en terme de stratégie
pour l'opérateur Italien ?
Philippe Baumard.
Les fournisseur d'accès sont dans une logique d'acquisition
de masse pour une future domination dans le haut-débit.
Il faut donc pour l'instant empiler les abonnés pour
être bien placé. Sur ce plan là, c'est
une bonne affaire pour Tiscali. Néanmoins, leur grand
problème est désormais d'arriver à une
solide qualification des audiences. Si l'on regarde LibertySurf,
le ratio utilisateur réel/abonné est très
faible, c'est un vrai problème. Par ailleurs, Tiscali
est très faiblement positionné sur le haut-débit.
Or le vrai défi pour les opérateurs cette année,
et les suivantes, est désormais de faire basculer progressivement
les abonnés avec un modem 56K vers le haut-débit,
aussi bien terrestre que mobile, pour qu'ils accèdent
à des services à forte valeur ajoutée
comme le musique ou la vidéo. Les opérateurs
historiques sont ainsi certainement mieux placés dans
cette course.
Cela veut
donc dire, comme certains le laissent déjà entendre,
que Tiscali finira également par être racheté ?
Cela m'étonnerait
pour l'instant, car ce n'est, à mon avis, pas leur
finalité stratégique. Par ailleurs, le groupe
est très peu opéable dans l'immédiat
en raison de la structure de son actionnariat. Tout se jouera
dans trois ou quatre ans. On estime qu'il y aura quatre, voire
cinq acteurs, en Europe. Celui qui aura le dernier strapontin
dans ce quinté pourra le monnayer très cher.
C'est peut- être ce qu'attend Renato Soru, le patron
de Tiscali et plus gros actionnaire individuel de la société
(27%, Ndlr).
En regardant
toutes ces fusions-acquisitions, on a l'impression d'un manque
de stratégie concertée. Certaines d'entres elles
apparaissant même comme un peu précipitées
et sans réel intérêt...
C'est évident,
et le krach sur les marchés financiers découle
en partie de cela. Les marchés ont pensé que
dans l'Internet, la phase d'exploration était terminée
en 2000 et que la phase d'exploitation allait commencer, avec
tous les bénéfices qu'on peut en tirer. Or,
le secteur est encore et toujours dans l'incertitude, ce qui
conduit à des rapprochements hâtifs. On remarque
d'ailleurs qu'il n'y a pour l'instant pas vraiment de guerre
de l'information ou de mouvements stratégiques hostiles,
comme on peut en voir dans les autres industries. La raison
est simple : personne, y compris les grands acteurs,
n'a de stratégie focalisée. Cette année,
on sera donc plutôt dans une phase de rationalisation,
aussi bien pour les start-up que pour les grands groupes.
Pour revenir à Tiscali, je trouve qu'ils ont l'énorme
qualité d'insister sur le management. Dès qu'ils
font une acquisition, il restructure tout de suite pour repartir
sur des bases solides. Ils ne laissent pas dériver
les problèmes.
Les start-up
sont-elles plus vulnérables que les autres en matière
de stratégie ?
Evidemment, et
ce pour deux raisons. En phase de croissance, tout est concentré
sur le marketing, ce qui rend difficile la définition
d'une vraie stratégie. Ensuite, le secteur a un historique
faible et il y a une pénurie dans l'expertise qui débouche
sur un déficit de profils "stratèges".
On a d'un côté les jeunes fondateurs qui ont
constitué leur société autour d'une idée
et de l'autre, des profils seniors, très orientés
sur la finance. Mais pas de senior pour la stratégie.
Cela n'est pas forcément propre aux start-up. Europ@web
est à mon avis l'exemple le plus frappant de ce manque,
et c'est certainement ce qui les a handicapés. Les
analystes étaient un peu déboussolés
car ils avaient du mal à cerner leurs intentions. Depuis,
ils ont d'ailleurs changé radicalement. Enfin, il faut
savoir que cette année, les start-up ne pourront plus
faire appel aussi facilement aux marchés financiers.
Face aux banquiers, elles devront donc présenter des
plans stratégiques robustes pour trouver de l'argent.
Mais qu'entendez-vous
par le manque de stratégie dans un secteur où
justement on a peu de visibilité ?
Pour vous donner un exemple, l'échec
le plus caractéristique selon moi est celui des sites
communautaires. Ils disposaient tous d'une belle audience
mais ont tardivement développé les outils marketing
pour réellement connaître leur visiteurs, ce
qui est pourtant la pierre angulaire dans l'Internet du futur.
La responsabilité est celle des analystes financiers.
Ces derniers ont forcé les sociétés a
faire du dumping sur les pages vues pour mieux les valoriser.
Ce n'était pas sérieux, car la valeur d'un site
se mesure surtout au profil des visiteurs et au temps passé
par l'utilisateur sur le site. On peut avoir une petite audience
et être beaucoup plus performant qu'un grand portail.
Tout le monde a cru que parce qu'on reproduisait "N"
fois le même usage, la valeur allait être multipliée
par le même coefficient. A cet égard, les pages
vues d'AOL ou de Lycos ne veulent pas dire grand chose. Mais
il faut dire que les instituts d'études ne fournissaient
pas non plus des données très appropriées.
Vous insistez
énormément sur la qualification du client. C'est
l'enjeu majeur pour vous, cette année ?
Certainement. Pour les
sociétés de l'Internet qui dépendent
de l'audience, il y a trois phases : convaincre l'internaute
de venir, l'acquérir et lui faire adopter le site.
A l'heure actuelle, on est à peine au niveau de la
deuxième phase. Les fournisseurs d'accès en
sont un exemple. Ils dépendent énormément
de la publicité et ne se sont pour l'instant pas préoccupés
de la stratégie d'appropriation des abonnés.
A mon sens, ils ne sont pas plus performants que les start-up
à ce niveau. Notamment les fournisseurs d'accès
gratuit, qui ont du mal à qualifier leurs audiences.
Or on sait que, par exemple, sur les services financiers,
il y a quasiment quatre points de marge entre un client qualifié
et un non qualifié. C'est un problème qui existe
sur tous les canaux, du mobile à l'Internet. L'enjeu
majeur portera donc sur la certification de l'utilisateur.
Tout le monde cherche d'ailleurs à imposer son standard.
Intel sur les puces, Nokia sur les portables, les fournisseurs
d'accès sur Internet, les banques avec les systèmes
de paiement. Pour l'instant, c'est très morcelé
et il faudra arriver pour eux à un système de
certification unique du consommateur, une qualification très
poussée en somme. Mais savoir qui possédera
la certification est difficile en raison, justement, du nombre
de canaux d'accès existants. Ce sera donc certainement
un nouveau facteur de concentration dans l'Internet.
Mais cela
va poser des problèmes de liberté ?
Plus ou moins... La Cnil offre encore
une certaine flexibilité sur la revente des informations.
En France d'ailleurs, le lobbying des grands groupes sur le
sujet est très faible. Aux Etats-Unis, depuis 1997,
les mouvements sont en revanche très forts. Il y a
d'ailleurs eu un front de révolte des associations
de défense de la propriété intellectuelle
notamment. Il y a de fortes chances dans un futur proche que
vous ne soyiez plus "informé" d'un élément
glané sur un site mais détenteur d'une licence
d'exploitation des informations que vous aurez pourtant simplement
lues. (Lire à ce sujet l'article
de Philippe Baumard dans la Revue Française de Géoéconomie,
NDLR)
Finalement,
l'année 2001 s'annonce comme une année de transition
sans grande euphorie ?
Il est clair que l'année va être
plutôt morose. Cette année, les groupes vont
en fait consolider une première génération
d'usage de l'Internet et il va falloir préparer la
deuxième génération, utilisatrice du
haut débit. C'est une année de rationalisation
et il y aura par essence beaucoup de casse.
L'année
ne sera donc pas très gaie mais saine, car les start-up
vont vivre en accéléré ce qu'une industrie
traditionnelle vit en dix ans en matière de management.
Mais les plus à
plaindre sont certainement les équipementiers, sur
qui reposent les plus grandes incertitudes. Du point de vue
financier, on assistera par ailleurs certainement à
des transactions très survalorisées et uniquement
destinées à prendre des positions finalement
assez précaires. Tiscali/LibertySurf est à mon
sens un bon résumé de ce qui va se passer cette
année.
Qu'est
ce que vous aimez sur Internet?
Google,
pour sa qualité.
Et qu'est
ce que vous n'aimez pas ?
Le manque d'ergonomie
sur la plupart des sites et surtout qu'un média interactif
n'en soit pas un. En résumé, la "pensée
télévision" appliquée à l'Internet.
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