JDN.
Votre défendez l'idée de "convergence
de code". Estimez-vous que les groupes média
ont fait fausse route avec la "convergence des
médias" ?
Pierre Bellanger. Le
titre de mon ouvrage résume ma réflexion. Mon point
de départ est le suivant : n'existe-t-il pas un point
de vue neuf sur la théorie de la convergence, qui a
été la théorie explicative de l'Internet ? Contrairement
à l'idée que c'est l'accumulation des pièces du puzzle
qui fait la convergence, j'explique que c'est le code
informatique, le logiciel, qui est la pièce maîtresse.
J'ai cherché à savoir ce qui unifie, ce qui relie, ce
qui ajoute à la valeur, ce qui donne un sens à la fusion
des activités audiovisuelles, des télécommunications
et de l'informatique : c'est la maîtrise du code.
Quelle est l'origine de cette réflexion ?
En 1994, j'ai fondé une société commune
avec France Télécom qui s'appelait France en Ligne (cf
plaquette
de présentation de l'époque).
Je voulais développer un "AOL à la française",
en m'appuyant sur un logiciel client propriétaire. France
Télécom était le partenaire idéal car je pensais que
le métier de la connexion au réseau était un métier
d'opérateur de télécommunications. Je considérais en
second lieu l'interface propriétaire comme la clé de
capitalisation de la valeur. Mais, en 1995, le navigateur
Netscape a connu, à raison, un essor extraordinaire.
AOL était pour presque tous condamné et donc a fortiori
France en Ligne. Je me suis trouvé seul pour défendre
l'idée du client propriétaire et de la nécessaire maîtrise
de l'interface. AOL a par la suite racheté Netscape
; tout est dit. Je veux simplement indiquer que, huit
ans plus tard, cette réflexion est toujours d'actualité.
Toujours
dans votre ouvrage, vous considérez Microsoft
comme un "Net Etat" détenant les codes.
Par conséquent, estimez-vous que Microsoft détient
les rênes de l'Interrnet ?
Non. C'est plus complexe. Microsoft est
une nouvelle puissance, qui apporte une dimension supplémentaire.
Il y a convergence des pouvoirs entre la maîtrise du
code et les prérogatives que l'on attribue à l'Etat.
Je rejoins dans ce sens l'analyse de l'universitaire
américain Lawrence Lessig, qui résume sa pensée sous
la formule "Code is law". Très certainement, le procès
anti-trust dont a fait l'objet Microsoft a été un terrain
de confrontation entre le code et l'Etat. En 1997, j'avais
écrit un article concernant la stratégie de Microsoft
dans lequel j'indiquais que le géant informatique était
en train de devenir opérateur de télécommunications,
puisque la valeur migrait de la bande passante vers
le le code informatique qui l'accompagne.
Le
débat semble décalé. Pourquoi le
relancez-vous maintenant ?
Le reflux de l'intérêt
pour l'Internet, qui est en train de s'achever, est
aussi irrationnel que la surexcitation qui a accompagné
sa prise de conscience. A mon avis, la révolution Internet
n'a pas encore commencé. Nous n'en sommes qu'aux prémices.
Nous sortons d'un mouvement de balancier entre deux
préjugés. Le rejet de la publicité sur Internet est
en ce sens significative. Actuellement, c'est un média
clairement sous-valorisé. Pourtant, il a un potentiel
extraordinaire. En fin d'année dernière, nous avons
fait une campagne publicitaire sur Internet pour environ
100.000 euros. Ce fut une campagne tout a fait efficace.
Comment
contribuez-vous au développement du Net avec
Skyrock.com ?
Nous sommes sur la bonne voie. L'Internet
s'inscrit dans notre logique de première radio de nouvelle
génération. En radio, nous avons une audience quotidienne
de 4 millions d'auditeurs par jour qui sont des ultra-communicants.
Dans l'univers interactif de Skyrock, nous développons
une communauté pour faciliter les échanges à travers
divers outils (forums, chats, weblogs, SMS, services
Audiotel) regroupés sur une plate-forme globale. J'ai
la chance de travailler avec une équipe remarquable
dirigée par Frank Cheneau et qui gère tous les services
interactifs en interne [à travers Téléfun,
la filiale interactive du groupe, NDLR]. Ce qui
nous donne une grande marge de manuvre créative.
Vous
communiquez peu sur vos résultats. Quel est votre
chiffre d'affaires global ? Vos activités Web
sont-elles rentables ?
En 2002, le groupe a réalisé un chiffre d'affaires d'environ
23 millions d'euros pour 3 millions d'excédent
brut d'exploitation. Le pôle interactif, quant à
lui, a supporté d'importants investissements et devrait
atteindre l'équilibre cet année.
Pourriez-vous
ajouter une couche Web TV sur Skyrock.com ?
Nous ne sommes pas intéressés par une logique de flux
mais plutôt à la carte. Nous cherchons à développer
une politique d'exclusivité (comme la diffusion d'un
clip en ligne avant sa sortie TV). Nous pouvons anticiper
une équation économique à court terme mais nous ne construirons
pas de porte-avion dans une flaque d'eau. L'absence
structurelle de rentabilité n'est pas acceptable.
Plus
largement, seriez-vous intéressé pour
monter une télévision Skyrock sur un bouquet
satellite ou sur un canal TNT ?
Pas du tout. Il y a tellement à faire
en radio ! Les déclinaisons télé sont des divergences
et non des convergences. Le cas de Fun Radio (groupe
RTL) est exemplaire : au départ, Fun Radio et
Fun TV devaient fonctionner de manière synchrone. Dans
les faits, il a fallu que Fun TV développe ou tente
de développer sa propre identité.
Vous
exercez une pression auprès du CSA pour augmenter
le nombre de fréquences atttribuées à
Skyrock en France. Pourriez-vous trouver un paliatif
en pariant sur les nouvelles technologies de diffusion
numérique ?
Non. La mauvaise gestion du parc
de fréquence et la discrimination administrative dont
fait l'objet Skyrock constituent le seul et dernier
point de blocage. Les élites encore aujourd'hui monoculturelles
ont du mal à comprendre la nouvelle génération dans
sa diversité. Skyrock est une véritable radio populaire.
C'est un esprit qui nous anime depuis le mouvement des
radios libres. Donc la discrimination technique est
inacceptable. Certes, nous avons des auditeurs qui nous
captent par TPS ou Canal Satellite ou par le Net. Ce
sont des compléments que j'apprécie mais, en aucun cas,
c'est un palliatif. La principale fonction de l'Internet
n'est pas de pouvoir écouter Skyrock via un player.
La faculté essentielle est de créer une relation horizontale
entre les auditeurs de la communauté Skyrock et un lien
fort avec notre station. C'est ce qui se passe, par
exemple, avec les 10.000 SMS que nous recevons chaque
jour avec le service 41SKY.
Dans
votre ouvrage, vous portez une attention particulière
au Wi-Fi...
Je pense que le Wi-Fi est, pour l'usage
de l'Internet, une révolution aussi importante que l'apparition
du Web. Cela ressemble dans un premier temps à la révolution
qui a eu lieu au passage du poste radio fixe au transistor
dans les années 60. L'hertzien devient la couche périphérique
du réseau, il permet la mise en réseau de toutes les
intelligences informatiques.
Le
Wi-Fi pourrait-il faire émerger une nouvelle
vague de radios libres ?
Naturellement, nous voyons apparaître des "radiosblogs".
Avec ces radios, l'intégralité de la production musicale
existante sera forcément diffusée au moins une fois
par jour sur le réseau. C'est une véritable richesse.
Que
pensez-vous des polémiques liées aux services
peer-to-peer d'échanges de fichiers musicaux
?
La technologie peer to
peer est remarquable. L'esprit d'échange de fichiers
musicaux peut parfaitement se comprendre. Autrefois,
on échangeait bien des cassettes d'enregistrement afin
de faire partager la musique que l'on aime. Maintenant,
avec le Net, ce principe prend une dimension aux proportions
planétaires. Les maisons de disques, en position défensive,
opposent frontalement le payant limité au gratuit illimité
: c'est une bataille perdue d'avance. Avec la probable
disparition de l'anonymat sur Internet et, par conséquent,
la traçabilité des actes qu'elle implique, la partie
redeviendra jouable pour les maisons de disques. Nous
allons assister à l'émergence de la responsabilité pénale
et judiciaire des utilisateurs compte tenu des développements
de système d'identification. Simultanément, l'industrie
du disque ne cesse d'améliorer ses services de musique
en ligne. Un point d'équilibre sera trouvé. Il subsistera
cependant une zone "underground", où les fichiers musicaux
resteront en libre circulation. Mais ce sera infime
par rapport à la contre-façon des CD pratiquée par certains
pays. N'oublions pas enfin que les entreprises dont
la valeur ajoutée est le réseau de distribution physique
sont menacées par l'Internet indépendamment de tout
piratage. La mise en relation directe des artistes et
du public par le réseau est une légalité tout aussi
redoutable pour les maisons de disques que l'illégalité
éventuelle du peer-to-peer.
Personnellement,
utlisez-vous ces services peer to peer ?
J'ai téléchargé Napster. La richesse
de l'offre était impressionnante. Il y a tant
de morceaux intéressants qui ne sont plus dans le commerce.
Mais je suis tombé sur beaucoup de fichiers de mauvaise
qualité. J'ai également téléchargé Kazaa mais je n'ai
pas apprécié la présence simultanée de logiciels mouchards.
Ce double discours, libertaire d'un côté et espionnage
de l'autre, n'est pas cohérent.
Quand
verra-t-on le "skyblog" de Pierre Bellanger
?
Je n'en ressens
pas le besoin. Ma vie est un "skyblog". Je
lis cependant des weblogs qui sont très intéressants.
Par exemple, celui de l'exceptionnel auteur de science-fiction
canadien Cory
Doctorow [et non américain comme précédemment
indiqué (NDLR, 28/03/03)].
Ce dernier m'a fait connaître la licence Creative
Commons que j'ai adoptée pour mon ouvrage mis en
téléchargement gratuit.
Le fichier a été téléchargé plus de 2.000 fois en moins
de deux mois. C'est pas mal pour un ouvrage de réflexion.
Je ne fais pas de promotion, il se fait connaître par
bouche à e-mail, je l'ai presque caché sur le Net comme
un secret alchimique. J'échange avec les lecteurs. L'Internet
est une conversation. J'ai une adresse mail auquel je
répond :
pierre@skymail.fr.
Avez-vous
personnellement investi dans des projets Internet ?
Non. Mais on me l'a souvent proposé.
Je concentre mes efforts personnels et capitalistes
sur mes propres entreprises. Cela demande déjà
énormément de travail.
* Lawrence Lessig est professeur de
droit à Harvard Law School. Entre 1991 et 1997
et 1997, il a été professeur de l'University
of Chicago Law School. Son livre Code, and Other Laws
of Cyberspace est publié chez Basic Books.
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