INTERVIEW
 
Directeur
Ecole de Guerre Economique
Christian Harbulot
"Titre"
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Les événements du 11 septembre 2001 et leurs conséquences ont quelque peu estompé une autre réalité, celle de la guerre économique. Derrière cette formule, à la connotation militaire, des belligérants aussi disparates que les Etats, les multinationales ou les ONG se livrent à une autre forme d'affrontement. Les aspects territoriaux ou sécuritaires, issus de la guerre froide, deviennent ici des enjeux économiques, qui dépassent de loin le simple jeu de la concurrence. Principale arme de cette autre forme de conflit : l'information. Or à l'heure où l'Internet ne cesse d'accélérer et de démultiplier les circuits de l'information, la guerre économique s'emballe. Christian Harbulot, directeur de l'École de Guerre Economique (EGE) et directeur associé du cabinet de consulting en risques informationnels C4IFR, décrypte ce nouveau champ de bataille qui englobe aussi bien les OGM, que l'affaire Thierry Meyssan ou la déroute de Jean-Marie Messier.

19 septembre 2002
 
          

JDNet. Comment peut-on définir la guerre économique ?
Christian Harbulot. La notion de guerre signifie que nous sommes en présence de puissances qui s'affrontent. Mais ici, les objectifs recherchés par ces puissances sont de nature économique. Dans notre jargon, nous identifions trois échiquiers pour la guerre économique. Le premier échiquier est géo-économique. Il concerne, par exemple, la stratégie des Etats-Unis vis à vis des cours du pétrole dans les pays du Golfe. Le deuxième, plus connu, est concurrentiel, comme la compétition que peuvent se mener Boeing et Airbus. Le troisième échiquier est, lui, récent : il couvre la dimension sociétale initiée par les ONG et le monde associatif. Les mouvements anti-mondialisation ou écologistes en sont les représentations les plus actives.

Quels sont les leviers utilisés par ces "puissances" ?

Le principal levier est l'information. Mais il s'agit pas de l'information au sens où les dirigeants pouvaient l'entendre il y a une vingtaine d'années. Nous sommes passés d'une époque où le renseignement et l'espionnage industriel étaient rois à une époque où la communication et le lobbying dominent. Il s'agit donc aujourd'hui d'une guerre d'information et d'influence avec la volonté, la plupart du temps, de déstabiliser l'autre, de fausser les règles du jeu et d'occuper le terrain de la connaissance.

Comment se traduit dans les faits cette guerre économique ?
Il y a, par exemple, l'action d'influence menée par l'industrie allemande autour de la mise au point des normes européennes. Or les conséquences économiques de ces normes sont très importantes. Il y a aussi les opérations de déstabilisation dirigées contre des entreprises et leurs dirigeants. En France, ces dernières années, des grands groupes comme Schneider, L'Oréal, Alstom ou Dassault ont été victimes d'affaires, souvent relayées avec force dans la sphère médiatique, qui visaient directement leur image ou leurs dirigeants. Ces actions peuvent avoir des conséquences sur les ventes grand public mais aussi sur des négociations menées à une grande échelle, comme les ventes du Rafale ou du TGV.

La chute de Jean-Marie Messier relève-t-elle d'une tentative réussie de déstabilisation ?
La chute de Jean-Marie Messier sera en jour, sans nul doute, un cas d'école dans les annales de la guerre économique. Pénétrer et attaquer les Etats-Unis dans le domaine de l'industrie de la connaissance est un exercice très risqué. Le Japon l'a compris. Ce qui est intéressant dans le cas de Messier c'est la stratégie utilisée par les groupes d'influence américains. Plutôt que d'opter pour une guerre économique franco-américaine frontale, tout a été fait pour que, très habilement, Messier s'américanise à outrance et se fasse piéger en perdant ses appuis français. L'appartement à New York, les semaines alternées entre la France et les Etats-Unis, ses conférences en anglais... Dès lors qu'il était pris dans cette mécanique, la petite phrase sur "la fin de l'exception culturelle française" relève presque du réflexe pavlovien.

Mais la déroute de Jean-Marie Messier correspond également à une déroute financière réelle pour Vivendi Universal...
Certes, mais au-delà de la situation financière de Vivendi Universal, que l'on retrouve d'ailleurs chez beaucoup de grands groupes médias depuis la chute boursière, Messier n'a surtout pas pu résister aux assauts car il s'est retrouvé en rupture totale d'identité avec la France, donc avec ses soutiens. Vous y ajoutez les réglements de compte franco-français entre les grands patrons, opérés par le biais de la presse avec des révélations qui tombent au moment propice, et Messier était coincé. Une sorte de victime indéfendable.

Pourquoi cette stratégie de déstabilisation envers Jean-Marie Messier ?
Pour les Etats-Unis l'industrie de la connaissance est aussi importante que l'industrie militaire. Messier a voulu plaire aux Américains, alors qu'il était en train de "se faire balader". Les grands patrons américains lui ont donné des tapes dans le dos, lui ont fait croire qu'il appartenait à la jet-set mondiale de l'industrie du divertissement. Mais dans leurs mains, il y avait des lames de rasoir. Il y a un réel esprit patriotique chez les patrons américains. Les dirigeants français n'appréhendent pas cette culture, même quand il s'agit de soutenir l'un des leurs.

Quels sont les impacts de l'Internet dans la guerre économique ?
Ils sonts énormes et se répercutent à plusieurs niveaux. L'Internet a tout fait voler en éclats, en raison de sa rapidité et de sa capacité à rendre global ce qui est local. Avec le Web, les ONG et les associations ont par exemple trouvé une nouvelle caisse de résonance pour promouvoir leurs positions, souvent au plan mondial. Autre aspect de la révolution : avec l'Internet, tous les acteurs économiques peuvent devenir des communicants directs. Auparavant, pour faire passer un message, les entreprises avaient le choix entre les opérations de communication, comme la publicité, ou les opérations d'influence sur les médias. Aujourd'hui, elles peuvent s'adresser au grand public avec un site Web.

Mettre en ligne un site institutionnel reste malgré tout une opération de communication...
Oui et non : le Web favorise plus que les autres médias le mélange des genres. La faiblesse des codes sur l'Internet et l'inexpérience du grand public face à ce support favorisent une forme de communication masquée. On ne sait pas toujours qui vous parle sur le Web. A ce sujet, il y a un cas très concret et d'actualité : un grand groupe agroalimentaire a lancé un site pédagogique sur les OGM. Ce site, au discours orienté pro-OGM, se garde bien de mettre en avant ses origines. On y trouve des rubriques informatives où l'argumentaire est soigneusement disséminé, quasiment imperceptible. Et pour éviter de se faire remarquer et de s'attirer les foudres du monde associatif opposé aux OGM, le site a volontairement limité les ressources scientifiques et pédagogiques proposées aux chercheurs et aux enseignants. Car ces deux professions font partie des grands viviers naturels du monde associatif.

Dans le cas de ce site, nous sommes dans une opération d'influence. Mais que font les entreprises lorsqu'elles sont victimes d'une "attaque économique" ?
Ce site pro-OGM est justement très intéressant car il relève d'une opération d'influence mais aussi d'anticipation pour parer aux éventuelles attaques. Il est une sorte de fusible et permet surtout d'occuper le terrain de la connaissance. C'est tout le travail que doivent opérer la plupart des grandes entreprises et leurs dirigeants pour s'adapter à l'Internet. ils doivent anticiper plutôt que de réagir une fois le premier coup porté par l'adversaire. Dans le domaine de l'information, il y a une règle sacrée : l'attaquant gagne, l'attaqué perd. Aujourd'hui, très peu de capitaines d'industrie français ont pris conscience de ce risque. Ils se disent que ça n'arrive qu'aux autres. Jusqu'au jour où leur entreprise est visée et qu'ils s'aperçoivent qu'ils n'ont rien mis en place pour endiguer le phénomène...

Vous estimez que les grands patrons français ne sont pas prêts pour affronter cette guerre économique. Cela signifie-t-il que dans d'autres pays, les dirigeants d'entreprise s'y sont préparés ?
Le fossé en matière de guerre économique se situe surtout entre l'Europe et les Etats-Unis. La meilleure illustration à ce sujet sont les mesures contre le cyber-terrorisme engendrées par les attentats du 11 septembre. Les Etats-Unis ont mis au point une armada de mesures pour lutter contre les pirates ou les virus, mais en laissant soigneusement de côté tout l'aspect manipulation de l'information sur le Web. L'Europe s'apprête à se mettre à niveau en intégrant, elle aussi, toute une série de mesures qui se polarisent sur la sécurité informatique. C'est justement l'objectif recherché par les Etats-Unis : obliger l'Europe à laisser de côté l'aspect manipulation de l'information, car c'est le terrain qu'ils maîtrisent.

Comment analysez-vous l'affaire Thierry Meyssan avec son livre "L'Effroyable Imposture" qui prend racine sur Internet ?
Le livre de Thierry Meyssan est également un cas d'école : en jouant sur les paradoxes, il cherche à démontrer qu'aucun avion ne s'est écrasé sur le Pentagone alors que l'on sait pertinemment que cette théorie est fausse. Quelle est la stratégie de Meyssan ? La limiter à une grosse expression d'un ego ou à un succès de librairie est, à mon avis, une erreur. Mais peu importe, c'est la mécanique utilisée pour L'Effroyable Imposture qui est intéressante. Elle démontre combien le Net est une arme de communication redoutable avec laquelle des acteurs alternatifs peuvent trouver un terreau pour faire germer leurs idées. Les grands groupes doivent aujourd'hui en prendre conscience.

La menace est-elle réelle ?
Le cas de L'Effroyable Imposture est à ce sujet édifiant : aujourd'hui, Thierry Meyssan se sort intact de cette affaire. Les régulateurs naturels des médias restent encore des observateurs lointains du Web en se disant que, de toute façon, les gens s'en servent surtout pour aller sur des sites pornographiques. C'est oublier que la Toile est surtout un fil d'information qui devient un océan. Ce qui est arrivé avec L'Effroyable Imposture devait arriver tôt ou tard. De telles affaires vont se multiplier dans les années à venir et elles toucheront, cette fois, des personnes, des marques et des entreprises.

 
Propos recueillis par Ludovic Desautez

PARCOURS
 

Christian Harbulot, 49 ans, est directeur de l'École de Guerre Economique et directeur associé du cabinet de consulting en risques informationnels C4IFR. Il est l'auteur de "La machine de Guerre Economique" parue chez Economic en octobre 1992. Christian Harbulot a également participé à plusieurs ouvrages et rapports parmi lesquels "Intelligence Economique et Stratégie des Entreprises" (rapport du Commissariat général du Plan), "La Guerre de l'Information" (étude commanditée par la Délégation Générale à l'Armement) ou "Techniques Offensives et Guerre Economique " (étude commanditée par le ministère de la Recherche).


   
 
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