Internet au coeur de la géopolitique mondiale

Publié conjointement par l'Institut de la Souveraineté Numérique (ISN) et l'Afnic, le récent rapport consacré aux enjeux de l'Internet des objets pour la France et l'Europe traite des évolutions technologiques de l'IoT et des filières qui seront bientôt transformées par ces technologies.

Je vous invite à lire avec attention le récent rapport consacré aux enjeux de l'Internet des Objets pour la France et l’Europe publié conjointement par l’Institut de la Souveraineté Numérique (ISN) et l’Afnic. En substance, comme je le rappelais dernièrement sur le plateau TV de Stéphane Soumier - BSmart - les technologies issues de la dernière révolution industrielle, celle de l’Internet, sont le support d’une bataille géopolitique mondiale. Les principaux blocs s’affrontent pour bâtir et contrôler d’une part leurs titans numériques (GAFAM américains et BATX chinois) - le club des plus de mille milliards de valorisation -, et d’autre part les standards qui définissent l’Internet du futur et ses multiples marchés (web, Internet des objets, intelligence artificielle, 5G et bientôt 6G, robotique, biotech..).

Utiliser et maîtriser les titans de l’Internet

J’ai toujours apprécié la précision de la langue anglaise lorsqu’il s’agit de véhiculer le sens. Ainsi, “intelligence économique” est une expression courante qui image parfaitement la collusion anglo-saxonne entre politique et économique. Au sein du Commonwealth, existe depuis les années 70, un réseau de bases d’écoute devenu progressivement mondial : le réseau P415, aussi connu sous le nom de réseau Echelon. Intelligence économique, signifie que le renseignement au service de l’économie est structurel de l’effort public. Dans ce contexte, et les dernières actualités chinoises et américaines le montrent, l'État recherche un délicat équilibre entre puissance de ses titans et maîtrise d’un certain niveau de concurrence sur son marché intérieur mais aussi l’établissement d’un rapport “compatible” avec le contexte politique intérieur. Les mises au pas récentes par l’administration chinoise de Tecent ou Alibaba ne laissent pas de place au doute, le politique est de retour en force dans le champ économique numérique. Il a notamment été demandé à WeChat Alipay et Taobao d’autoriser les usages de paiement des uns chez les autres. On se souvient de l’amende récente de 18 milliards de yuans (2,3 milliards  d'euros) infligée à Alibaba pour abus de position dominante.

De même, Jo Biden vient de nommer Lina Khan, auteure de l’étude Amazon’s Antitrust Paradox, à la tête de la Federal Trade Commission et Tim Wu, spécialiste des questions de neutralité du réseau, au Conseil économique national pour les questions de politique antitrust.

Du "Crédit Social" au "Génome Social" ?

Les tensions s’accélèrent non seulement entre les administrations et leurs champions économiques mais aussi entre ces champions et entre les administrations elles-mêmes. La Chine pousse pour un Internet plus centralisé permettant au politique de contrôler et d’évaluer finement et massivement les comportements sociaux, financiers et politiques des citoyens via un “Crédit Social” activant ou non des droits. Le journal gouvernemental Global Times précise que le gouvernement chinois a déjà empêché 17,5 millions de personnes de prendre l’avion et 5,5 millions de personnes de voyager en train à grande vitesse. Selon Hou Yunchun, l’ancien directeur adjoint du centre de recherche sur le développement du Conseil d’État, l’objectif clair est  de "mettre les personnes discréditées en faillite…”

Le rapport ISM/Afnic explique que “le crédit social a été utilisé avec succès pour menacer des dizaines de compagnies aériennes étrangères afin qu’elles adoptent la position politique du Parti communiste chinois sur Taïwan”. Et de poursuivre : “plus tôt cette année, les entreprises étrangères ont été obligées d’obtenir un "code de crédit social unifié” à 18 chiffres, qui aidera les autorités chinoises à enregistrer les infractions au crédit et servira à déclencher des sanctions”.

Le “Crédit Social” pourrait prochainement se muscler d’une nouvelle dimension, génétique cette fois. Le “Génome social”, basé sur un séquençage ADN, permettrait de couvrir les besoins d’information sur l’appartenance à telle ou telle minorité par exemple, et bien plus encore... Selon le New York Times, la police chinoise serait à l'œuvre pour établir une cartographie génétique de 700 millions d’hommes !

Bataille pour définir l’internet de demain

Depuis le début des années 2000, la Chine insiste pour réformer le protocole IP d’Internet afin d’y intégrer des processus centralisés de contrôle et de modération. Le risque potentiel de “splinternet” pour qualifier une fragmentation potentielle du réseau mondial a jusque-là cantonné ces velléités.  

Pourtant, les avancées de Huawei sur le sujet, dans le domaine prometteur de l’Internet des objets, représentent une proposition technologique que la Chine promeut activement au reste du monde. Elle pourrait mettre fin aux failles persistantes du “Great Firewall of China” en place actuellement, et par là même à l'architecture décentralisée historique de l'Internet.

Le Financial Times pense que  : "Le gouvernement chinois considère la conception de l’infrastructure et des normes de l’Internet comme un élément central de sa politique étrangère numérique, et ses outils de censure comme une démonstration de faisabilité pour un Internet plus efficace, qu’il sera en mesure d’exporter."

En parallèle, la diplomatie chinoise s’active pour tenter de fédérer une alliance internationale alternative au “Clean Network” américain qui interdit l’accès au réseau US à tous les opérateurs chinois, dont Huawei et TikTok.. Ceci n’est pas sans rappeler l’OCS - Organisation de Coopération de Shanghai - organisation intergouvernementale à caractère politique et économique instituée en 2001 par la Chine, la Russie et quatre États d'Asie centrale, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l'Ouzbékistan et le Tadjikistan, élargi depuis à l'Inde et au Pakistan.

L’indépendance technologique s’organise

L’embargo américain sur les livraisons de semi-conducteurs à la Chine visant notamment TSMC - le producteur de 90% des puces de smartphone de Huawei - a accéléré s’il le fallait la course à l'indépendance technologique. Du silicone aux algorithmes, Europe, USA et Chine envisagent de combler les trous dans leur arsenal technologique et à tout le moins de construire de sérieux plans B. Comme le remarque le dossier ISN/Afnic, “​​Le South China Morning Post, quotidien de Hong Kong et filiale du groupe Alibaba, évoquait récemment la possibilité d’une action militaire chinoise contre Taïwan qui prendrait appui sur la nécessité pour la Chine de sécuriser son approvisionnement dans le domaine des technologies stratégiques.”

On comprend alors mieux pourquoi le retard crasse pris par les politiques français en matière de stratégie numérique et de culture économique sur les vingt cinq dernières années nous met hors jeu aujourd’hui. L’Europe était à l’époque de la 3G, leader mondial des technologies de communication. Nos constructeurs de réseaux sont aujourd’hui faibles ou déjà morts, sans parler de nos opérateurs de télécom trop nombreux, fragmentés et cantonnés par la régulation dans l’étau de GAFAM disrupteurs. L’ex ministre américain de la justice William Barr, fin observateur, appelait à une prise de participation, si possible majoritaire, dans les deux survivants de l’équipement télécom du vieux continent, Nokia et Ericsson, trésors de brevets de la 5G, entre autres standards.

Mais que fait l’Europe pour la survie de ses équipementiers, la solidité de ses telcos et l’émergence de ses futurs champions européens du numérique ? L’ANSSI (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information) a elle posé un délai maximum de 8 ans pour l’utilisation des équipements de la société Huawei.

Les leçons dont l’Europe pourrait s’inspirer

Nous l’avons déjà dit, ce sont les labos européens qui ont tiré les générations de standards de communication mobile de la 0 à la 5G. Il est aussi net que l’Internet - principe de réseau maillé d’ordinateurs et la commutation de paquets - imaginé et initié par un génie français Louis Pouzin, a été développé et mis en œuvre par les américains, Robert Kahn et Vinton Cerf, en tête. La suite est une liste ininterrompue de grappes d’innovations financées par la puissance publique fédérale américaine : nanotechnologies, assistance vocale, GPS, intelligence artificielle, cybersécurité, technologies sans fil, biotech, super ordinateurs, quantique...  En 2018, les Etats-Unis avaient investi 280 milliards de dollars en R&D en progression de plus de 50% en 5 ans pour environ 40% des sommes connues dans le domaine au niveau planétaire !

La part publique dans ce total est de près de 40%, en forte augmentation et orientée vers les  labos publics, les universités, les startups et les grands groupes. Rajoutez à cela une politique de crédit d’impôt de 20 à 25% sur la R&D, et vous saisissez la puissance de financement de l’innovation à l'œuvre Outre-Atlantique...

Ces financements de recherches fondamentales sur des spots prioritaires permettent des avancées décisives. Comme le précise le rapport ISN/Afnic, ces dernières sont prises en charge par la commande publique notamment via le Small Business Act “sur les premières phase de développement d’applications civiles pour faire émerger les technologies les plus prometteuses”. Une fois fait, le relais est naturellement passé aux investisseurs et fonds privés.

Avec une vingtaine d’autres dirigeants de la tech, j’ai lancé il y a deux ans IT50+, une initiative visant à flécher 50% des investissements publics mais aussi privés vers les acteurs innovants de la tech française et européenne. Beaucoup appellent également et depuis longtemps à un Small Business Act européen. Récemment, souvent dans la précipitation, les Etats français, allemand ainsi que d’autres en Europe ont commencé à bloquer des tentatives de rachat extra-communautaires de fleurons de l’innovation européenne. Le principe d’opérateur d'importance vitale prend désormais une acception plus large.

Au-delà des financements et de leurs fléchage, pourquoi ne pas établir de façon volontariste des standards européens favorables aux intérêts européens ? Et pourquoi ne pas commencer ce travail avec les Allemands ? Le programme Industrie 4.0 de l’ex vice-chancelier d'Allemagne Sigmar Gabriel est de ce point de vue très inspirant !