Justice et intelligence artificielle : les algorithmes sont-ils nos juges de demain ?
On pourrait penser à tort que l'IA viendra remplacer le juge dans sa fonction en laissant les formules mathématiques rendre les décisions de justice. Fort heureusement, là n'est pas la question ni l'ambition aujourd'hui.
Plus que jamais auparavant, l'IA s'est frayée un chemin dans la quasi-totalité des strates de notre société. La publicité, la finance, le commerce entre autres sont des domaines dans lesquels elle est venue supplanter voire remplacer l'intervention humaine.
S’il existe un champ sur lequel l’IA n’est pas encore totalement leader, il s’agit bien du domaine de la justice. Souvent considérée comme antinomique, il est difficile de concevoir la présence et l’usage de l’IA au service de la justice. On penserait à tort que l’IA viendrait remplacer le juge dans sa fonction en laissant les formules mathématiques rendre les décisions de justice. Fort heureusement, là n’est pas la question ni l’ambition aujourd’hui. Si l’IA n’est pas le juge du fond de demain, elle n’est autre qu’un outil qui viendrait lui faciliter la tâche. Nous n’en sommes plus au stade de se demander si l’on peut introduire des algorithmes dans nos tribunaux, mais de se demander dans quelle mesure les acteurs de la justice pourront en tirer profit.
Le temps de la justice est un temps très long par nature. L’exigence du suivi méticuleux de règles de procédure, le respect du contradictoire ainsi que l’intervention d’un juge unique en sont les principales raisons. Il s’est alors posé la question, concernant les saisines du juge les plus courantes, de savoir comment pouvait-on faciliter, accélérer le travail de résolution des affaires et des dossiers soumis au juge. S’est alors également posée la question de l’éthique et de l’appréciation du juge dans l’utilisation de ces algorithmes. En parallèle on se demande aussi si de tels outils devaient être exclusivement utilisables par les acteurs professionnels du droit, ou accessibles en open data à tous les justiciables.
Algorithme et IA : qui sont-ils et quelle est leur place dans la justice ?
Il convient tout d’abord de définir ces termes que l’on utilise souvent sans forcément en maitriser leur définition. Un algorithme peut être défini comme "une suite finie et non ambiguë d’opération ou d’instruction permettant de résoudre une classe de problème". Une fois cette définition posée, un algorithme en intelligence artificielle est un "procédé qui permet de fournir une réponse à une requête au moyen d’une formule de calcul et [un] processus dit d’apprentissage qui a précisément permis d’établir cette formule". Ce processus "se fonde sur l’analyse d’un grand nombre d’exemples à partir desquels la machine est censée extraire automatiquement des règles de décision."
En d’autres termes, dans le cadre de l’IA, un algorithme, après extraction d’une base de données (en l’occurrence ici par exemple l’extraction de décisions de justice prises en fonction de différents fondements juridiques, situations de faits, requalifications juridiques, etc), va venir accomplir une tâche en mimant la décision prise par l’humain en fonction de certaines caractéristiques. On cherche à reproduire le résultat humain en analysant les données fournies du cas à traiter.
Aujourd’hui, l’IA est mise au profit de la justice à des échelles différentes. Pour faciliter les recherches de textes de lois ou des jurisprudences, des bases de données ont été créées afin d’alléger le temps de recherche fastidieux auquel étaient confrontés tout autant les professionnels du droit que les justiciables. L’IA peut aussi apporter son aide à la prise de décisions en analysant objectivement les caractéristiques de la situation donnée. Ce n’est ici plus un simple outil, une barre de recherche, mais bien un support sur lequel le juge peut se fier pour l’assister in fine dans sa prise de décision qui lui appartient. Pour aller plus loin, les algorithmes tendent à pouvoir prédire les décisions. Toujours dans une démarche d’objectivité des décisions de justice, cet usage que l’on pourrait faire de l’IA pourrait uniformiser les prises de décisions des juges, notamment en matière de montants d’indemnisation, chose que l’on peut observer notamment dans le projet Datajust (voir ci-après). Enfin pour boucler la boucle, l’analyse a posteriori des décisions de justice est un autre aspect de l’utilité de l’IA dans le domaine de la justice. Cela permettrait de garder une cohérence entre les décisions prises au fil du temps en fonction des différentes caractéristiques soumises aux algorithmes. Cette dernière intervention de l’IA semble permettre d’assurer a minima de façon automatique la sécurité juridique des décisions prises.
Illustrons à présent ces propos par des exemples.
Le Code du travail numérique : une base de données intuitive
L’article 1er de l’ordonnance n°2017-1387 du 27 septembre 2017 relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail a légiféré l’introduction du Code du travail numérique dans notre système. Cet outil a été conçu afin de faciliter l’accès aux textes réglementant le droit du travail et les conventions collectives aux employeurs et salariés. En effet, véritable base de données intelligente, elle permet à l’utilisateur profane du monde juridique de faire une recherche intuitive de textes juridiques en entrant des mots clés de français courant, la maitrise du champ lexical purement juridique n’étant pas nécessaire. Une seconde base de données est également consacrée à la recherche pointilleuse des conventions collectives. Enfin, et pas des moindres, le Code du travail numérique est une boite à outil proposant un simulateur ainsi que des modèles d’actes. Le simulateur permet, avec la réponse à des données factuelles, de calculer des indemnités fréquentes en droit du travail. Si l’outil considère qu’au regarde des données factuelles fournies, il ne peut simuler de façon optimale, il renverra l’utilisateur vers un annuaire de professionnel plus aptes à répondre à sa demande.
Si le Code du travail numérique représente une base de données et une aide aux utilisateurs de celui- ci, un projet plus ambitieux a été publié durant le 1er confinement : le projet DataJust.
DataJust : un algorithme remplaçant le juge ?
Le 27 mars 2020, en pleine crise sanitaire, un décret a lancé un projet sur deux années qui consiste au développement d’un outil d’analyse jurisprudentielle qui permettra de fonder un référentiel de l’indemnisation des préjudices corporels. L’équipe pluridisciplinaire en charge du projet travaille sur trois axes que sont le rassemblement de l’ensemble des décisions rendues en appel concernant les préjudices corporels depuis 2017, le recensement à l’aide d’un algorithme des montants alloués aux victimes en fonction des différents chefs de préjudices corporels et l’élaboration d’un référentiel indicatif d’indemnisation. L’outil sera accessible en open data aux professionnels comme au public.
Si le code du travail numérique n’avait pas vocation à émettre une analyse juridique, le projet DataJust est plus ambitieux en la matière. Il permettrait à l’utilisateur d’avoir une analyse purement objective de la situation de fait en jaugeant la hauteur des indemnités en fonction des précédents que les cours de justice ont eu à rendre dans le passé. Cet outil ne fait pas consensus auprès des acteurs professionnels du droit. En effet, ce type de processus enlève, néglige une part cardinale du travail du juge, à savoir la nécessaire adaptation de la décision de justice. Si l’on gagne ici en objectivité du droit, le juge pourrait perdre ici en nuance dans son appréciation et dans sa prise de décision. L’intervention du juge ici est alors indispensable pour conserver une égalité de tous devant la loi.
Contraintes et perspectives de l’IA dans la justice
On peut observer un certain nombre de contraintes auxquelles doit faire face l’IA dans le champ du travail judiciaire. Comme il l’a été évoqué ci-dessus, l’adaptation de la décision de justice est primordiale. La garantie d’une bonne justice repose entre autres sur la prise en compte par le juge de tous les facteurs, objectifs comme subjectifs. Or, un algorithme ne saurait reconnaitre objectivement ces nuances profondément humaines, et là se pose un véritable problème d’éthique. Aussi, le droit est une discipline où il faut maitriser le croisement de différents domaines, de différents enjeux. Il est alors difficile d’envisager une entière analyse juridique ou même une décision de justice prise entièrement par l’IA. L’intervention, l’appréciation, l’analyse du juge sont alors essentielles. Pour garantir la préservation de l’éthique tout en mettant inévitablement l’IA au service de la justice, il est primordial que le juge puisse garder une marge de manœuvre, un recul quant aux résultats donnés par les algorithmes, et ainsi préserver son indépendance dans sa fonction inhérente : rendre la justice. Aussi, même lorsqu’il ne s’agit que de bases de données intelligentes et intuitives, il faut s’assurer de son suivi régulier par une équipe pluridisciplinaire composée de data scientists, de mathématiciens, de juristes conscients de la richesse du droit. En effet, cette discipline est en perpétuel mouvement de par les jurisprudences publiées quotidiennement ou le renouvellement régulier de certaines règles de droit à l’échelle nationale et communautaire.
Il est aussi important de souligner la croissance exponentielle des legaltechs en France ces dernières années. Il s’agit pour la plupart de start-ups proposant par exemple la rédaction d’actes, de contrats ou de statuts automatiquement en se basant sur une base de données d’exemples préexistants. Ces legaltechs viennent littéralement remplacer l’intervention, parfois très coûteuse, d’un avocat. Se pose la question alors de la fiabilité de ces documents ainsi que la mainmise sur le monopole de la rédaction d’actes autrefois détenu par les avocats. Le risque majeur est d’observer une recrudescence de contentieux liés à la mauvaise rédaction de certains actes. Pour pallier à cela, les legaltechs peuvent proposer à leurs clients l’assistance d’un juriste qui s’assurera de la validité des documents. Quant aux avocats, leur crainte de se voir accaparer leur marché se faisait sentir. Néanmoins, on a pu observer que ce type de service pouvait au contraire leur faire gagner un temps considérable, temps qu’ils peuvent dans ce cas additionner à l’étude de fond du traitement de leurs dossiers.
L’avenir de l’IA dans la justice n’en est pas moins mis à mal. Une fois ces contraintes assimilées, il est opportun de voir l’IA comme un outil facilitateur de recherches qui étaient auparavant fastidieuses. Ces outils à venir pourront permettre aux juges comme aux avocats ou aux justiciables de gagner du temps considérablement et nul doute que c’est le parti pris qui sera, dans un futur proche, plébiscité.