Interopérabilité des IA : la prochaine bataille pour les libertés numériques
Les IA génératives deviennent des partenaires cognitifs personnalisés grâce à la mémoire utilisateur. Mais cette personnalisation rendant tout changement de modèle très difficile.
L'intelligence artificielle générative s'est déjà infiltrée à une vitesse fulgurante dans toutes les sphères de notre existence. Des étudiants aux professionnels, des créateurs aux usagers du quotidien, l’usage des LLM se généralise, transformant les modes de raisonnemment, d'écriture, de recherche, d'apprentissage et d’interaction avec l’information.
Cette adoption massive, accélérée par des outils comme ChatGPT ou Grok, marque un tournant où l’IA n’est plus un auxiliaire ponctuel, mais un interlocuteur numérique intégré à nos routines personnelles, intellectuelles et sociales.
La mémoire utilisateur de l'IA pour devenir votre votre bras
Au centre de cette intégration réside une personnalisation croissante, fondée sur les "mémoires utilisateurs", l'ensemble de données accumulées au fil des interactions, incluant historiques de conversations, préférences et contextes spécifiques. En s'appuyant sur cette mémoire, l'IA est capable d'améliorer considérablement la qualité, la précision et la pertinence de ses réponses. Elle peut adapter son style, affiner ses suggestions, éviter les redites et tenir compte de préférences implicites, offrant ainsi une expérience plus fluide, cohérente et efficace. Cette capacité d'adaptation crée un environnement d'usage sur-mesure. Mais au prix d'une forte dépendance informationnelle.
Une dépendance cognitive et relationnelle
Car cette personnalisation crée un lien implicite, mais profondément ancré, entre l’utilisateur et son assistant IA. L’outil ne se contente plus de répondre à des requêtes isolées ; il anticipe, adapte et enrichit les échanges en s’appuyant sur une connaissance intime de l’individu. Ce qui pourrait sembler une avancée ergonomique dissimule en réalité une dépendance relationnelle et cognitive, où chaque utilisateur investit temps et données pour "former" son IA. Imaginer un bras droit exceptionnel que vous avez formé pendant 2 ans et qui, pour une raison ou une autre, ne peut plus travailler avec vous. Vous devrez reformer un bras droit. La transition d'une IA vers une autre est coûteuse en temps et en perte d'efficacité pendant la transition.
Déjà tous vérouillés ?
Depuis quand entraînez-vous votre IA ? Avez-vous déjà remarqué à quel point il s'améliore ? Et si vous vouliez en changer ? Sans interopérabilité des profils utilisateurs, nous assistons à l’émergence d’un lock-in structurel, invisible mais profondément massif. Ce verrouillage n’est pas seulement technique ; il est relationnel, en entravant la fluidité des interactions humaines augmentées ; cognitif, en capturant les schémas de pensée et de travail dans un écosystème fermé ; et personnel, en liant les habitudes intellectuelles et expressives d’un individu à un fournisseur unique.
À terme, cela pourrait consolider des monopoles numériques, où les grands acteurs – souvent extra-européens – dictent les règles, au détriment de la concurrence et de la liberté individuelle.
L'Europe a déjà les outils
L’Europe, forte d’une tradition juridique et économique ancrée dans l’interopérabilité et la portabilité, dispose des leviers pour contrer cette dérive. Rappelons que, dès 2003, la portabilité des numéros de téléphone mobile a libéré les consommateurs des chaînes des opérateurs, favorisant une mobilité réelle, l'innovation et la baisse des prix. Plus récemment, la directive DSP2 a ouvert les données bancaires via l’open banking, stimulant l’innovation financière tout en protégeant les utilisateurs. Dans le domaine de la santé, des initiatives comme Mon Espace Santé en France et l’Espace européen des données de santé (EHDS) assurent une circulation sécurisée des informations sensibles, plaçant le citoyen au centre du système.
Enfin, le règlement sur la gouvernance des données (DGA) et le futur règlement sur l’espace européen des données imposent déjà l’interopérabilité des systèmes numériques, érigeant la libre circulation des données en principe cardinal... tant que l'on en respecte la propriété. Cette tradition, qui vise à prévenir les dépendances opaques vis-à-vis des géants technologiques, doit désormais s’étendre aux profils utilisateurs des IA génératives, notre morceau de cerveau externalisé.
Il faut agir vite et avec détermination. De fait, oui, l'IA et ses usages sont déjà très impressionnants, mais nous n'en sommes en réalité qu'au début.
L’Europe doit imposer une régulation exigeant l’interopérabilité et la portabilité des profils utilisateurs. Pas tant pour la souveraineté, concept important s'il est vu à l'aune de la puissance économique et non de la régulation, mais plutôt pour garantir la liberté aux citoyens de disposer du morceau de cerveau, le leur, qu'ils injectent dans un LLM ou un autre. Une telle mesure non seulement préserverait l’équilibre du marché, mais renforcerait aussi la confiance dans ces technologies, en les alignant sur les principes fondateurs de l’Union européenne.