L'illusion de l'entreprise sans humains : pourquoi la gouvernance hybride sera la vraie révolution
L'avenir du travail sera hybride : agents intelligents et responsabilité humaine.
Chronique co-signée par Quentin Amaudry (CEO de Mendo) et Jérémy Lamri (entrepreneur et chercheur français spécialiste des enjeux humains en lien avec le futur du travail et de la société).
Jamais les discours sur la fin du travail humain n’ont été aussi bruyants. Et jamais les faits n’ont montré avec autant de netteté que les organisations ne fonctionnent pas sans humain. Depuis la Silicon Valley, l’idée s’est imposée qu’un futur gouverné par des « agents » – ces systèmes autonomes capables de décider et d’agir – serait non seulement possible, mais inévitable. Cette narration attire les capitaux et alimente les imaginaires technologiques. Mais elle repose sur une confusion : croire que l’efficacité d’exécution suffit à donner du sens, et que la puissance de calcul peut se substituer à la confiance.
Le décalage avec la réalité
Les champions de l’IA, d’OpenAI à Anthropic, utilisent cette fiction de l’entreprise « full-agent » pour justifier des valorisations spectaculaires. Pourtant, dans les faits, les promesses peinent à se réaliser. Le tout récent rapport du MIT (Project NANDA, The GenAI Divide, juillet 2025) a fait cataclysme en annonçant que 95 % des initiatives GenAI n’apportent aucun retour mesurable, non pas faute de modèles, mais faute d’approche et d’intégration adaptées.
Ce décalage n’est pas qu’une question de maturité technologique : le changement technologique est d’abord un changement culturel et organisationnel, qui exige un véritable effort d’entreprise : cartographier et repenser les processus, assainir et gouverner les données, intégrer les systèmes, et surtout engager et former pour obtenir une adoption effective.
Il tient aussi à la nature même des organisations. Une entreprise n’est pas une mécanique bien huilée, mais un organisme vivant, traversé par des règles implicites, des cultures locales, des équilibres de pouvoir et une large part d’imprévu. Herbert Simon parlait de rationalité « limitée » : des décisions situées, prises avec information incomplète, dans des contextes humains imparfaits. C’est précisément cette rationalité incarnée que les agents ne peuvent assumer. De la même manière, la cohésion dans une organisation repose sur des représentations partagées et des symboles communs ; là encore, les agents n’ont ni mémoire, ni légitimité, ni rituel.
L’exemple d’une fintech européenne : une désillusion révélatrice
Récemment, une fintech européenne, connue de tous, illustre cette limite avec force. En remplaçant sept cents conseillers par un chatbot, le groupe pensait améliorer son efficacité. Il a surtout dégradé son service, frustré ses clients et dû faire machine arrière. Son PDG a fini par l’admettre : « Du point de vue de la marque, il est essentiel d’être clair avec vos clients : ils pourront toujours parler à un interlocuteur humain, s’ils le souhaitent. » Derrière cette reconnaissance se cache une vérité simple : la productivité sans confiance est un calcul perdant.
Cet épisode rappelle que la valeur d’une entreprise ne se résume pas à sa production immédiate. Elle se construit aussi sur des actifs intangibles comme la réputation, la loyauté des clients, la motivation des salariés. Autrement dit, sur ces liens invisibles qui tiennent parce qu’ils sont humains.
La gouvernance hybride comme horizon
La vraie question n’est donc pas de savoir si les agents remplaceront tous les humains. Ils ne le feront pas. La question est celle de leur articulation. Les agents sont remarquables pour exécuter, simuler et optimiser. Les humains restent indispensables pour incarner une direction, interpréter des finalités, assumer la responsabilité d’un choix. C’est dans cette complémentarité que se dessine l’avenir des organisations.
On peut le résumer en trois dimensions. D’abord le sens : relier une action à une finalité, un travail à un projet collectif. Ensuite la confiance : créer de la loyauté, faire tenir une relation dans le temps. Enfin le jugement : prendre une décision dans l’incertitude et en assumer les conséquences. Sur ces trois terrains, l’humain demeure irremplaçable.
Une responsabilité stratégique et politique
Cette transformation engage de nouvelles responsabilités. Les DRH doivent accompagner la redéfinition des métiers et donner aux équipes les compétences nécessaires pour travailler avec les agents. Les DSI doivent organiser une gouvernance claire, poser les garde-fous, garantir que la technologie reste au service de l’organisation. Mais au-delà des fonctions, c’est la responsabilité des dirigeants qui est en jeu. Introduire des agents dans l’entreprise, ce n’est pas seulement un choix d’efficacité : c’est décider de la place que l’on accorde à l’humain dans le travail. C’est, au fond, une décision politique.
La vraie révolution
L’entreprise « sans humains » est une illusion coûteuse. L’avenir sera celui de collectifs hybrides où les talents guideront, questionneront et ajusteront l’action des agents. Les dirigeants qui réussiront ne seront pas ceux qui auront automatisé le plus, mais ceux qui auront su orchestrer une alliance équilibrée entre intelligence humaine et agentique.
La véritable révolution n’est pas dans la substitution, mais dans la gouvernance. Et c’est sur ce terrain que se jouera, dès la prochaine décennie, non seulement la compétitivité des entreprises, mais aussi le sens du travail et la place de l’humain dans l’économie.