Quand l'IA dévore le logiciel

Quand l'IA dévore le logiciel "Le logiciel dévore le monde", déclarait Marc Andreessen en 2011 dans une citation demeurée célèbre. "L'IA dévore le logiciel", lui répondent désormais les Sam Altman , Elon Musk et Jensen Huang.

Si le projet sonne comme une blague, il n'en est visiblement pas une. Avec Macrohard (une plaisanterie sur le nom de Microsoft), Elon Musk entend chasser sur les terres du logiciel à travers sa société xAI, qui se trouve derrière le chatbot Grok.

L'objectif : utiliser sa maîtrise des grands modèles de langage pour générer du logiciel entièrement à l'aide de l'IA. A l'instar de Microsoft, elle s'appuiera sur la vente de licences pour générer des revenus, et pourra compter sur la puissance de Colossus, un superordinateur actuellement en construction à Memphis qui, une fois terminé, sera le plus puissant au monde.

OpenAI se rêve en interface universelle

A l'instar de la société d'Elon Musk, plusieurs géants de l'IA cherchent à transformer, ou même remplacer, la création de logiciels pour générer de nouveaux canaux de revenus. Le plus ambitieux en la matière est sans doute OpenAI. Début octobre, lors de sa conférence développeurs, Sam Altman a présenté une nouvelle fonctionnalité permettant d'intégrer des applications tierces pour qu'elles tournent directement dans ChatGPT. Cette fonctionnalité permettrait en définitive aux utilisateurs de lancer une playlist Spotify, de faire de la conception graphique via le logiciel Canva ou encore de chercher un appartement sur Zillow sans quitter le chatbot. ChatGPT deviendrait ainsi un écosystème auquel toutes sortes d'applications pourraient venir se brancher.

L'entreprise compte aller encore plus loin en proposant son propre navigateur web, Atlas, qui viendra cette fois-ci chasser sur les terres de Google Chrome, avec pour ambition de transformer la façon dont on surfe sur la toile. "L'IA représente une rare opportunité de repenser ce que peut être un navigateur", a déclaré Sam Altman lors de l'annonce. Le navigateur se distingue notamment de Chrome et de ses concurrents comme Firefox et Safari par un bouton qui permet d'ouvrir une barre latérale pour discuter avec ChatGPT afin d'affiner et fluidifier la recherche. Le chatbot comporte en outre un "mode agent", encore en phase d'expérimentation et pour l'heure uniquement accessible aux utilisateurs payants, qui permet de laisser les manettes au chatbot, en lui demandant par exemple de concevoir une playlist, de trouver un restaurant et d'y réserver une table, ou encore de prendre billets de train et nuits d'hôtel pour un voyage.

Dans son ambition pour remporter la bataille des navigateurs, OpenAI ne devra toutefois pas seulement battre les ténors historiques (à commencer par Chrome, très largement en tête avec 72% de parts de marché), mais aussi ses rivaux de l'IA qui se lancent également dans cette bataille. Citons en particulier la jeune pousse Perplexity, qui a lancé son navigateur Comet début juillet, lequel comporte également une fonction assistant.

A Wall Street, l'IA fait les poches du logiciel

Les chiffres font état d'une tendance inquiétante pour les professionnels du logiciel. Au premier semestre 2024, les jeunes pousses de l'IA ont levé 116 milliards de dollars dans le monde, dépassant les déjà très bons chiffres de 2024 (104 milliards). Les jeunes pousses du logiciel, elles, peinent à lever des fonds. Et là où les ténors de l'IA rassemblent des financements records ou cartonnent en bourse, ceux du logiciel connaissent un temps de vache maigre. L'action Salesforce a perdu un quart de sa valeur depuis le début de l'année, tandis qu'Adobe et Atlassian ont respectivement chuté de 20 et 30%.

"Les valorisations des sociétés du logiciel sont mises sous pression par le récit selon lequel l'IA est en train de tuer le logiciel, ce qui contribue à la volatilité à court terme du marché", note Matthew Heldberg, un expert spécialisé dans le marché du logiciel, dans une note en date du 12 août dernier.  "L'IA grille la priorité au logiciel", affirme Dan Ives, expert des nouvelles technologies chez Wedbush. "Adobe et Salesforce, entre autres, ont sous-estimé à quelle vitesse la révolution de l'IA allait grignoter leurs parts de marché." Emblématique de cette tendance, la jeune pousse Klarna, entrée en bourse début septembre, qui a remplacé certaines fonctionnalités jadis assurées par Salesforce par de l'IA générative.

L'IA, une révolution en trois temps

Les entreprises de l'IA ne vont certes pas remplacer du jour au lendemain les géants du logiciel. L'industrie du SaaS demeure plus grosse que jamais et devrait continuer de croître rapidement, notamment grâce à l'essor du cloud. En outre, des bases de données à la cybersécurité, en passant par les infrastructures, nombre de fonctions logicielles demeurent essentielles et ne sont pas encore en passe d'être remplacées par l'IA. Mais celle-ci contribue déjà à transformer l'industrie, en lui imprimant trois changements principaux.

  • D'abord, là où les fonctions traditionnelles du logiciel requièrent une intervention humaine, l'IA permet une plus grande automatisation, à travers des agents capables de réaliser des tâches complètes en plusieurs étapes de manière totalement autonome.
  • Ensuite, l'IA introduit le langage naturel comme interface par défaut dans l'interaction avec le logiciel, supprimant les barrières techniques nécessaires — maîtrise de langages comme SQL, Python, etc.
  • Enfin, l'IA, en rédigeant elle-même des lignes de code, permet de démocratiser la création de nouveaux produits logiciels, transférant la valeur depuis la création de logiciels en elle-même vers la maîtrise des données.

"Des gens qui ont des compétences technologiques limitées sauront bientôt générer leur propre application sans avoir à rédiger une ligne de Python, de React ou de JavaScript. On va ainsi pouvoir créer des applications interactives et très puissantes avec de simples prompts, puis les modifier et les améliorer. Cela fait très peur aux grosses entreprises du logiciel, car le nouveau standard va être de pouvoir générer sa propre expérience", confie Benoît Dageville, président des produits de Snowflake.

Ressusciter le vieux rêve de la super app

Pour les géants de l'IA, il s'agit naturellement d'une excellente occasion de générer de nouveaux canaux de revenus pour compenser les investissements faramineux dans les infrastructures, nécessaires pour se maintenir dans la course. Les développeurs pourraient par exemple avoir l'option de payer pour figurer en bonne place dans le référencement sur les chatbots d'IA. UberEats pourrait ainsi verser une commission à OpenAI pour que, lorsqu'un utilisateur demande à ChatGPT de lui faire livrer une pizza, le chatbot passe par UberEats plutôt que par un service concurrent.

Lors de sa conférence développeur, Sam Altman a prévenu qu'OpenAI allait bientôt lancer de nouvelles options pour permettre aux développeurs de monétiser leurs applications via ChatGPT, en permettant aux utilisateurs de réaliser des achats directement via le chatbot, cela via " un protocole de commerce agentique".

L'objectif semble bien de faire en sorte que le chatbot d'OpenAI devienne le nouveau mode par défaut d'utilisation la toile, faisant la jonction entre le web et le mobile et accomplissant le vieux rêve de créer une super app sur le modèle du Chinois WeChat en occident. C'est ce qu'avait assuré vouloir faire Elon Musk au moment du rachat de Twitter. Uber a également affiché les mêmes ambitions. Mais jusqu'à présent, celles-ci se sont heurtées au fait que, contrairement à l'écosystème chinois, celui de l'occident ne s'est pas construit d'abord sur le mobile. Tout l'historique du web et les habitudes des internautes occidentaux, qui se sont bâties sur ordinateur, ont érigé des habitudes et frictions qui se sont toujours mises en travers des ambitions de ceux qui ont rêvé d'une super app. L'essor de l'IA leur offre désormais une nouvelle fenêtre de tir.