Palantir tisse sa toile

Palantir tisse sa toile L'entreprise spécialisée dans le traitement des masses de données accumule les partenariats prestigieux, de Snowflake à Nvidia, en passant par les gouvernements britanniques et polonais. De quoi justifier sa valorisation stratosphérique ?

Un accord après l'autre, Palantir, le spécialiste américain du traitement des masses de données, place ses pions et étend son écosystème autour de l'IA. Son dernier partenaire en date n'est pas des moindres, puisqu'il s'agit de Nvidia. Ensemble, les deux entreprises, spécialistes respectivement du logiciel et du matériel, entendent faciliter l'adoption de l'IA par les entreprises et gouvernements. L'interface de programmation applicative de Palantir va notamment intégrer les librairies et modèles de Nvidia pour offrir une pile technologique complète aux entreprises clientes.

La semaine passée, c'est avec le spécialiste des données cloud Snowflake que Palantir s'est associé. En joignant leurs forces, les deux acteurs entendent permettre à leurs clients de construire des pipelines de données plus efficaces et plus fiables, d'accélérer leurs analyses et de développer des applications d'IA. "Associer la puissance de Palantir et de Snowflake est une évidence, destinée à réduire les frictions pour permettre aux clients de déployer plus facilement des applications intelligentes et d'accélérer la création de valeur", estime Mike Gannon, chief revenue officer chez Snowflake.

En septembre, Palantir s'est en outre rapproché du gouvernement du Royaume-Uni, afin de mettre ses algorithmes au service de l'armée britannique et d'établir un nouveau siège social européen consacré à la Défense à Londres. Un accord similaire avec le ministère de la Défense polonais a également été signé.

L'œil des autorités

Si sa technologie est très prisée par les organisations et gouvernements souhaitant déployer des usages de pointe autour de l'IA, Palantir n'est pas un perdreau de l'année. La création de l'entreprise remonte à 2003. Le plus célèbre de ses cofondateurs est sans conteste l'investisseur Peter Thiel, issu, comme Elon Musk, de la PayPal Mafia, expérience qui a largement influencé la création de Palantir.

En effet, pour mieux lutter contre la fraude, PayPal avait mis en place un système s'appuyant sur l'analyse de larges quantités de données pour repérer les actions suspectes et épauler ainsi les humains. Après le 11 septembre, Peter Thiel a eu l'idée de commercialiser ce dispositif auprès du gouvernement américain, afin de mieux lutter contre le terrorisme. L'entreprise comporte ainsi dès sa naissance une aura secrète et sulfureuse (il s'agit en effet d'espionner les données des Américains), illustrée par le choix de son nom, un artefact maléfique issu du Seigneur des Anneaux. En 2004, Alex Karp, ami de fac de Peter Thiel, rejoint l'entreprise en tant que directeur-général. Un an plus tard, la société attire un gros investissement de la CIA.

Au cours des deux décennies suivantes, Palantir renforce ses liens avec le gouvernement américain et noue également des accords avec d'autres forces de défense alliées. Contrairement à nombre de ses pairs de la Silicon Valley, qui font des affaires partout dans le monde et affichent une certaine neutralité politique, Palantir avance un argumentaire résolument patriote et civilisationnel et refuse de travailler avec des gouvernements hostiles aux "valeurs occidentales" comme la Chine ou la Russie.

"Les projets de logiciels conçus en partenariat avec notre armée et nos agences de renseignement, dont l'objectif est d'assurer notre sécurité, sont devenus controversés, alors que ceux construits sur des dollars issus de la publicité sont monnaie courante. Pour de nombreuses entreprises numériques, nos pensées, nos goûts, nos comportements et nos habitudes de navigation sont des produits destinés à être vendus. Un fait que les slogans et les campagnes marketing des plus grandes entreprises de la Silicon Valley s'efforcent de faire oublier", estime Alex Karp.

Sa technologie est mise au service de la traque de Ben Laden et permet le repérage, puis l'élimination de celui-ci en 2011. Elle est aussi déployée par l'armée américaine en Afghanistan pour aider les soldats à repérer et déjouer des embuscades. Durant le Covid, elle a aidé le gouvernement américain et la NHS britannique à suivre l'évolution de la pandémie en direct, puis à optimiser la distribution des vaccins.

De manière plus controversée, elle est également utilisée par l'armée israélienne pour frapper Gaza, par la police de Los Angeles pour faire de la police prédictive (une méthode de détection de la criminalité que certains estiment biaisée contre certaines communautés), et par l'actuelle administration pour attraper et expulser les sans-papiers. "Palantir a pour mission de faire de nos partenaires les meilleurs du monde dans leur domaine, et, lorsque c'est nécessaire, d'effrayer nos ennemis, parfois même de les tuer", affirmait sans ambages Alex Karp dans un échange avec ses investisseurs plus tôt dans l'année.

Une fructueuse diversification au service des entreprises

Mais Palantir a également depuis quelques années commencé à diversifier ses activités. En plus de son produit dédié aux Etats, aux armées et aux forces de police, baptisé "Gotham" (une référence à l'univers de Batman), elle offre un deuxième produit, Foundry, qui vise à permettre aux entreprises privées de mieux organiser, interpréter et mobiliser leurs données. Elle n'hésite pas à déployer ses ingénieurs au sein des entreprises clientes pour y superviser l'implantation de sa technologie.

L'entreprise compte désormais dans son escarcelle des gros poissons comme Morgan Stanley, J.P. Morgan et Airbus. La technologie de Palantir a permis à cette dernière de réduire de plus de 25% le temps nécessaire pour repérer et résoudre les erreurs dans ses chaînes d'assemblage, lui économisant des millions de dollars. Là encore, tous les usages ne sont pas aussi consensuels : J.P. Morgan a employé une technologie appelée Metropolis (depuis abandonnée) pour espionner ses employés et repérer, en croisant les données, ceux qui affichaient des signaux faibles de mécontentement, susceptibles de révéler une volonté de démissionner.

La diversification vers des entreprises privées a permis à Palantir de réussir son entrée en bourse en 2020 et de devenir profitable en 2022 après près de 20 ans de pertes. Elle n'est plus repassée dans le rouge depuis.

Une valorisation stratosphérique surfant sur la vague de l'IA

Mais Palantir a aussi profité du retour de l'administration Trump aux manettes. Son cofondateur, Peter Thiel, est un soutien affiché du président (qu'il avait soutenu dès 2016, contrairement à nombre de ses pairs) et l'entreprise ne craint aucunement de se salir les mains en acceptant des contrats gouvernementaux controversés. Elle a ainsi reçu 30 millions de dollars de la part du Service de l'immigration et des douanes des Etats-Unis pour analyser les mouvements des migrants en temps réel. Elle a également collaboré avec Elon Musk au service du DOGE, et décroché un contrat d'un milliard de dollars avec la marine américaine.

Wall Street a pris bonne note. De 50 dollars avant la réélection de Donald Trump, le cours de l'action Palantir tutoie aujourd'hui les 200 dollars. A 450 milliards de dollars de valorisation, l'entreprise vaut davantage que des géants comme Disney, IBM et American Airlines. Pour certains, cette valorisation est totalement fantaisiste. The Economist qualifiait ainsi récemment Palantir "d'entreprise la plus surévaluée de l'histoire".

"Palantir devrait réaliser 30% de croissance sur dix ans pour justifier sa valorisation actuelle", estime de son côté Christopher Clark, directeur de Definitum Search, un cabinet spécialisé dans les fusions acquisitions et les entrées en bourse.

Pour d'autres, elle est justifiée par le rôle central que Palantir joue déjà dans le déploiement de la vague de l'IA, qui n'en est encore qu'à ses débuts. En effet, les solides fondations que l'entreprise a construites depuis plus de vingt ans autour de l'analyse des masses de données en fait un partenaire idéal pour l'adoption des grands modèles de langage. L'IA est devenue un argument marketing massue pour l'entreprise. "L'objectif de Palantir est de permettre à nos clients de déployer l'IA pour obtenir des résultats immédiats et spectaculaires", a récemment affirmé Alex Karp. Les contrats tissés avec plusieurs gros nom montrent que pour l'heure, ces derniers semblent lui faire entièrement confiance.