Commerce agentique : une révolution qui renforce les empires ?
Depuis des années, l'idée hante les laboratoires et les comités d'innovation : celle d'agents d'intelligence artificielle capables d'acheter, recommander ou négocier pour le consommateur.
Le “commerce agentique” promet un monde où notre intention d’achat ne passerait plus par un moteur de recherche ou une marketplace, mais par un assistant autonome, capable de comprendre nos besoins et d’agir en notre nom.
Une perspective fascinante, qui bouleverserait l’équilibre du web commercial : celui qui contrôle l’agent contrôlerait la transaction, et donc la captation de valeur. Mais où en est-on réellement ?
Les géants reprennent la main
Les premières expérimentations ne viennent pas de jeunes pousses audacieuses - ce serait trop beau - mais des géants déjà installés. Amazon a lancé Rufus, OpenAI teste ses plugins transactionnels, et Shopify déploie son protocole Merchant Communication Protocol (MCP), qui permet aux marchands de connecter leurs catalogues à des agents tiers.
Mais derrière la vitrine de l’innovation, la logique reste vraiment fermée. Chaque intégration via le MCP est soumise à validation humaine, le paiement doit passer par Shop Pay et donc rester dans l’écosystème Shopify. Même schéma chez Amazon, les robots externes sont bloqués, les “agents d’achat” cantonnés à des usages internes (“Buy for Me”).
Autrement dit, l’agent ne décentralise pas le commerce, en fait il le recentralise. Les plateformes gardent la main sur la donnée produit, le paiement et la logistique. Le rêve d’un web transactionnel fluide se transforme, pour l’instant, en une nouvelle couche de dépendance vis-à-vis des géants.
La promesse reste séduisante
Pourtant, l’idée ne s’éteint pas. Car l’intérêt du commerce agentique ne se limite pas à l’achat. Ces protocoles pourraient automatiser la coordination entre services avec un agent d’achat média, par exemple, qui pourrait négocier et exécuter des campagnes publicitaires sans intervention humaine. Ça peut paraître fou, mais pourquoi pas…
Dans la publicité, des standards comme AdCP existent déjà et ils permettent à des agents “acheteurs” et “vendeurs” d’échanger des ordres d’achat média, de valider, de reporter, sans jamais accéder à la caisse. Moins d’opérations manuelles, moins d’erreurs, plus de vitesse. Cette vision séduit car elle dessine un monde où les échanges techniques s’automatisent, où les transactions s’enchaînent sans friction.
Mais là encore, les “walled gardens”, ces jardins clos que sont les grandes plateformes, n’ont montré aucun signe d’ouverture réelle. L’automatisation avance, certes, mais sous contrôle strict.
Le cas français : fragmentation et régulation
Parlons maintenant du cas français, qui se veut encore plus complexe. Le commerce y est plus fragmenté, constitué de milliers d’e-commerçants incapables, seuls, de rivaliser avec l’intégration technique d’un Amazon. Les “intégrateurs” capables d’unifier données, stocks, logistique et paiements sont rares : Mirakl, Cdiscount, Fnac Darty, Carrefour… et encore, chacun avance selon ses propres standards.
À cela s’ajoute un cadre légal particulièrement contraignant. Le RGPD et la CNIL imposent des garde-fous qui rendent la délégation d’achat automatisée difficile à mettre en œuvre. Et la standardisation des systèmes de paiement et de logistique reste embryonnaire avec aucune API universelle, aucun protocole ouvert, aucune interopérabilité réelle.
L’agent consommateur universel, capable d’orchestrer seul nos achats en ligne, n’est pas pour demain. Même si les agents internes, eux, progressent avec une optimisation de la gestion de stock, des achats média automatisés, une négociation entre régies et marques… C’est dans ces interstices que “l’agentique” trouvera ses premières applications concrètes.
Un futur sous conditions
Finalement, l’avenir du commerce agentique dépendra moins des capacités techniques que de la gouvernance de ces agents. Tant que la donnée, le paiement et la logistique resteront verrouillés par quelques plateformes, l’autonomie promise restera un mirage.
Pour que ces agents deviennent réellement “nôtres”, il faudra inventer des standards ouverts, des règles de confiance et des protocoles neutres. À défaut, l’IA ne sera pas l’assistante du consommateur, mais l’extension du pouvoir des plateformes.
Et si le commerce agentique devait vraiment advenir, la question n’est donc pas de savoir quand il arrivera, mais pour qui il travaillera.