Les marketplaces françaises mises en péril par les autorités bancaires

Les marketplaces françaises mises en péril par les autorités bancaires Le régulateur bancaire français exige que les places de marché se conforment à la législation sur les services de paiement, car elles encaissent des fonds pour le compte de tiers.

Une ombre inquiétante plane sur les marketplaces. L'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), adossée à la Banque de France, demande aux sites qui hébergent des places de marché de se mettre en conformité avec la directive européenne de 2007 sur les services de paiement (DSP), transposée en droit français en 2009. Après une première lettre fin 2013, une seconde envoyée en juin leur intime de le faire avant la fin du premier trimestre 2015.

Pourquoi cette demande ? Parce que les marketplaces fournissent effectivement des services de paiement. Elles encaissent des fonds pour le compte de tiers grâce à leur propre contrat monétique, que leur banque ne leur a fourni que pour collecter le produit de leurs ventes, pas celles de tiers. Elles fournissent donc deux services de paiement : l'acquisition d'ordres de paiement et l'exécution de virements associés à un compte de paiement. Deux services qui, selon le Code monétaire et financier, ne doivent être fournis que par des "prestataires de services de paiement" : établissements de paiement, établissements de monnaie électronique ou établissements de crédit. Par sa démarche, l'ACPR souhaite donc éviter que ne puissent être mis en défaut les vendeurs et les acheteurs si, après avoir encaissé les achats et avant d'avoir viré les montants aux vendeurs, une marketplace dépose le bilan (ou part avec la caisse).

Que peuvent faire les places de marché ?

Concrètement, plusieurs possibilités existent actuellement pour se conformer à la loi. Premièrement, une société qui fournit des services de paiement est censée demander l'agrément correspondant. Seulement, cet agrément regroupe des obligations complexes conçues pour les banques (par exemple pour prévenir le blanchiment d'argent), qui apparaissent disproportionnées pour les marketplaces et leur coûteraient des millions d'euros qu'elles n'ont souvent pas. La deuxième possibilité consisterait pour elles à demander à l'ACPR une exemption de cet agrément. Comme la DSP ne prévoit pas le cas des marketplaces, elles ne peuvent normalement pas en bénéficier, sauf en ce qui concerne les marketplaces... monoproduit. Certaines y sont en effet parvenues, même si le critère du volume de transactions aurait sans nul doute été plus adapté.

Une troisième piste peut se révéler intéressante pour les marketplaces : externaliser la gestion de ces paiements (et la complexité juridique qui l'accompagne) à une société qui dispose, elle, de l'agrément. "Et soit le site laisse ses vendeurs contracter directement avec elle, soit il souhaite conserver cette relation avec eux et peut lui-même devenir l'agent d'un établissement de paiement, explique Jérôme Connac, cofondateur de Limonetik. On rencontre par exemple le premier cas chez Homeaway, qui demande à ses loueurs de contracter avec YapStone, ou encore chez eBay, dont les vendeurs doivent contracter avec Paypal." Limonetik, HiPay et MangoPay disposent également d'une offre, le premier se distinguant par une approche de service aux grands comptes lui permettant d'adapter sa plateforme à chaque client.

Les banques ne sont pas pressées de mettre en place une offre d'agent

Quant au deuxième cas de figure, devenir l'agent d'un établissement de paiement, il présente naturellement aussi des avantages. Cependant, lesdits établissements, les banques, ne proposeront évidemment pas cette possibilité gratuitement. Et si des discussions se déroulent actuellement çà et là, l'offre n'est en place ni techniquement ni économiquement. Peu de banques y réfléchissent réellement et les rémunérations qu'elles imaginent sont selon nos informations élevées : plus de 1% de commission sur les transactions.

A tel point que plusieurs grandes marketplaces examinent sérieusement la possibilité de devenir elles-mêmes établissement de paiement, même si chez les grandes généralistes, les ventes réalisées par les marchands de leur place de marché ne représentent qu'un cinquième environ du volume d'affaires total du site, selon la Fevad. Autrement dit que, à 80%, leur activité ne relève pas de l'encaissement pour le compte de tiers.

L'appel du Luxembourg

A noter en outre qu'Amazon est déjà établissement de paiement au Luxembourg, tout comme eBay via sa filiale Paypal (tant, en tous cas, que celle-ci ne prend pas son indépendance). Or selon la DSP, une société agréée dans un pays de l'Union européenne peut exercer dans tous. En dehors du handicap qu'on veut aujourd'hui leur imposer face à Amazon et eBay, les grandes marketplaces françaises qui songent effectivement à demander un agrément pourraient donc bien le faire elles-aussi au Luxembourg, ce qui serait évidemment une mauvaise nouvelle pour l'e-commerce (et le fisc) français.

Les places de marché que nous avons contactées n'ont pas souhaité s'exprimer nominativement. Le dialogue se poursuit néanmoins entre l'ACPR et elles. L'Autorité n'a d'ailleurs pas de pouvoir de sanction directe. Si les marketplaces ne se conforment pas à la loi avant la fin du premier trimestre 2015, l'ACPR devra saisir les tribunaux si elle désire les poursuivre.

Un délai pour attendre DSP 2

Avant d'en arriver là, la Fédération de l'e-commerce et de la vente à distance (Fevad), qui s'est saisie de la question, a pris contact avec les cabinets des secrétaires d'Etat au Commerce, Carole Delga, et au Numérique, Axelle Lemaire. Marc Lolivier, délégué général de la Fevad, remarque d'abord que si l'ACPR estime que les marketplaces relèvent des services de paiement, le débat juridique persiste et n'a pas été tranché par les tribunaux. "Demander un agrément étant manifestement disproportionné pour les places de marché, surtout les petites, on pourrait au moins imaginer un délai qui permette de mettre en place une offre sur le statut d'agent. Et si l'objectif est de protéger les consommateurs et les vendeurs, un dispositif de cantonnement des sommes permettrait de se préserver d'éventuelles défaillances."

En effet, un délai aurait d'autant plus de sens que Bruxelles travaille actuellement sur une nouvelle version de la directive sur les services de paiement, DSP 2, qui devrait clarifier ce qui s'applique aux marketplaces. La France pourrait donc au moins ne pas (mal) devancer cette clarification, attendue pour le deuxième semestre 2015.

Les banques cherchent-elles à capter la valeur créée par les marketplaces?

Car l'enjeu est loin d'être négligeable : "Les markeplaces sont très importantes dans le modèle français du commerce électronique, insiste Marc Lolivier. Importantes pour les sites qui les abritent et en tirent une part très significative de leur rentabilité, pour les clients qui ont accès à une offre large et la garantie d'un tiers de confiance en cas de pépin, et pour les petits vendeurs qui y trouvent une audience importante et une véritable alternative à de coûteuses campagnes Adwords." Le volume d'affaires des places de marché s'élève à 2 milliards d'euros selon la Fevad et 2,5 milliards selon Xerfi.

Or contrairement à de nombreux autres pays, ce type de services n'est pas l'apanage d'Amazon et d'eBay mais concerne aussi un nombre toujours plus important d'acteurs français. Les pure players historiques Rue du Commerce, Pixmania, Cdiscount, Priceminister-Rakuten, Mistergooddeal, les distributeurs comme Darty, Fnac, Nature & Découvertes, Galeries Lafayette, selon nos informations bientôt Carrefour, Auchan et Boulanger, les vépécistes comme LaRedoute, les e-marchands spécialisés comme Spartoo ou encore les nombreuses start-up ayant opté pour un modèle de place de marché : de MonEchelle à Patatam en passant par Curioos et The Beautyst.

Est-ce cette activité foisonnante qui conduit justement l'ACPR à vouloir aider les banques à capter une partie de ces fruits ? Sinon, on se demande pourquoi l'Autorité a attendu aussi tard pour se réveiller...