Big data : et si la fortune n’était pas où nous la croyons ?

Big data. On en attend des miracles. Une transformation du monde. Et s’il y avait effectivement une fortune à faire. Mais pas là où nous la cherchons ?

Il y a quelques temps, j’écoutais une discussion sur l'industrie de l'eau. Il paraîtrait que son avenir serait le compteur intelligent. Cela m’a surpris. N’y a-t-il pas bien plus grave et plus porteur ? Deux exemples.
Chez nous, l'eau du robinet est menacée par les traitements chimiques qu'on lui fait subir, et par les antibiotiques, les contraceptifs et autres traces médicamenteuses dont on n'arrive pas à se débarrasser. Et demain, qu'en sera-t-il ? Ailleurs, l'eau devient un enjeu géostratégique, de mort et de vie, pour le monde. (Voir l’ouvrage que Franck Galland a écrit sur le sujet.) De la Chine à Israël, en passant par la Turquie et Singapour, les nations et leurs entreprises sont sur le pied de guerre. Comment nos entreprises vont-elles répondre à une telle concurrence ?  En outre, l’industrie de l’eau sait-elle toujours très bien satisfaire les élus, les collectivités et le consommateur ? Du coup, je me suis demandé s’il n’y avait pas là un problème de société.

L’entreprise contre l’homme ?

Les entreprises semblent chercher midi à quatorze heures. Elles nous proposent des produits qui nous laissent froids, quand ils ne nous inquiètent pas.
L’exemple type est Big data et l’évolution d’Internet. J’ai commencé ma carrière chez Dassault Systèmes à écrire des « algorithmes mathématiques », le hasard a fait que je me suis trouvé ensuite au cœur de la bulle Internet et ai vu pas mal d’idées d’aujourd’hui à leur origine. Je me suis toujours passionné pour la technologie de l’information. Plus maintenant. Je n’arrive plus à lui trouver un sens. The Economist a publié récemment une étude sur les start up. L’entrepreneur y apparaît comme une réincarnation du prolétaire. Il est exploité par l’investisseur, qui le fait travailler nuit est jour dans des « accélérateurs ». Et tout cela pour produire ce qui semble d’une étrange futilité. (Par exemple une application qui permet de jouer à distance avec ses animaux de compagnie.) S’il a de la chance, il sera absorbé par une grande entreprise, il en deviendra une sorte de chef de service.
J’entends parler sans arrêt de Big data, d’Internet des choses, d’appareils ménagers intelligents.
Mais cela répond-il à un désir fondamental ? Google veut devenir General Data. Ses multiples filiales collectent toutes les données possibles sur nous. Pas uniquement nos échanges numériques, mais aussi ce que nous voyons (Google Glass), notre génome (23andMe)... Il est rassurant de savoir que sa devise est « ne fais pas le mal ». Et l’Internet des choses ? Un incident vient de montrer qu’un appareillage intelligent (équipé en fait de logiciel du marché) est une cible facile pour le piratage informatique. Un piratage qui pourrait produire des dégâts colossaux, par exemple en faisant s’effondrer un réseau électrique national…
Le plus curieux est que j’ai mené, il y a une quinzaine d’années, une étude sur les débouchés de ce qui est devenu Big data. Partout, de la gestion d’entreprise à la synthèse de protéines, en passant par la carte bancaire ou le placement de machines dans une usine, j’ai trouvé des problèmes que l’on ne sait pas résoudre et pour lesquels on est prêt à payer cher. Curieusement, ces marchés n’intéressent pas le Big data moderne. D’ailleurs, le facteur critique pour résoudre ces problèmes n’était pas tant une grosse capacité de traitement que l’intelligence humaine. Par exemple, j’entendais souvent parler de « changements d’espaces (mathématiques) ». Ils permettaient de transformer la complexité de calcul de la question et de la rendre soluble. (Je travaillais pour une équipe de mathématiciens passés d’IBM à une grande entreprise française.)

Big data : rêve de démiurge ?

Ce qui se dit aux USA depuis quelques années explique peut-être ce phénomène. Un courant de pensée, très ancien et très fort dans le monde anglo-saxon, veut que le dirigeant (initialement il s’agissait de l’entrepreneur) soit le seul « créateur de valeur ». S’il fait grève, nous crevons tous.
C’est un peu comme si le capitaine d’un navire niait l’existence des éléments naturels, et des milliers d’années d’expérience humaine que représente un bateau moderne, parce que, une fois à ses commandes, il peut en faire ce qu’il veut. C’est le « néoconservatisme ».
C’est un Marxisme inversé : la dictature du possédant.
Ce courant de pensée, concomitant avec l’émergence des bonus, conduit au type de management moderne. Le dirigeant gouverne seul, sans écouter personne. Internet et Big data sont ses alliés naturels. En effet, ils lui donnent la perspective d’une automatisation totale de l’entreprise et de sa relation au marché. C’est un avatar de la mode du CRM et des ERP des années 90. Le CRM devait « orienter » l’entreprise mécaniquement vers le client, tandis que l’ERP était supposé adapter sa production. Aux USA, on écrivait que ce qu’on appelait alors « reengineering » débarrasserait l’entreprise de la moitié de ses effectifs. Internet fait encore mieux. Il transforme le monde en un espace virtuel que le « créateur de valeur » domine totalement. C’est Matrix.

Un boulevard pour l’esprit entreprenant

J’ai toujours été surpris par les publicités que l’on trouve dans The Economist. Elles sont destinées à des gens très riches. Quelles sont leurs aspirations, si l’on en croit ce que l’on y voit ? La famille (créez une dynastie : père et fils ; protégez votre femme et votre fille…) et la nature. Au fond, ces gens sont des Bobos. Ils ont des bonheurs simples. Mais, n’est-ce pas aussi notre cas ? Alors pourquoi croient-ils que nous voulons vivre dans un monde de digital et de junk food ?
Il existe donc un besoin, immense. Mais personne n’y répond : les entreprises sont coupées de la réalité. Et, en plus, elles sont incapables de changer : le mythe du dirigeant créateur de valeur les a vidées de leurs talents et transformées en bureaucraties. Et leur patron est muré dans son aveuglement. L’équipe de foot est du mauvais côté du but ! Un boulevard s’ouvre à l’esprit entreprenant.
Merci, Big data ? Et voilà qui tombe à pic pour notre France en crise ?