JDN.
Le jugement a été rendu dans le premier
procès d'un particulier téléchargeant
de la musique sur Internet : 10.200 euros de dommages
et intérêts aux parties civiles. Qu'en pensez-vous
?
Alban Martin. Le jugement est peut-être
fondé d'un point de vue légal. Mais d'un
point de vue économique, les procès sont
difficiles à soutenir. Nous sommes dans une situation
où les majors pourraient contrôler et utiliser
le peer-to-peer à leur avantage. Et elles auraient
tout intérêt à l'utiliser. Or, elles
tentent de l'arrêter, en prenant le risque de
le rendre encore plus obscur et incontrôlable.
Bientôt, va se développer le peer-to-mail.
Avec des webmails aux capacités de stockage de
plus en plus grandes, comme Gmail, l'échange
de fichiers pourra se faire via le mail : le système
sera alors protégé et légalement,
il n'y aura plus aucun moyen de l'empêcher. L'attitude
de l'industrie du disque est donc tout simplement contre-productive.
L'image des maisons de disque
ne risque-t-elle pas d'en souffrir ?
C'est déjà le cas. Attaquer ses clients
devant la justice, ce n'est pas le comportement normal
d'une entreprise qui souhaite réaliser des profits
! De plus, actuellement, la critique se déplace
sur d'autres terrains. L'attitude des majors ouvre la
brèche à d'autres critiques, par exemple
la manière dont sont sélectionnés
les artistes.
La profession semble
d'ailleurs divisée, avec l'appel lancé par le Nouvel
Observateur et signé par plusieurs artistes.
Le débat est-il en train de changer de nature ?
Il y a un manque évident de cohérence
entre le discours des artistes ouverts au peer-to-peer et celui tenu par ceux qui
ont réalisé la campagne d'affichage pour
le téléchargement légal. Mais c'est
aussi un signe que les majors ne rallient pas les foules.
L'an passé, 20 % des contrats des artistes
n'ont pas été renouvelés. Cela
a peut-être été le détonateur.
Les artistes voient là un moyen de s'affranchir des maisons de disque. Il faut savoir que les musiciens
et chanteurs gagnent beaucoup moins d'argent par la
vente de disques que par les bénéfices
des concerts et des produits dérivés.
Or, le modèle économique des majors est
fondé sur la vente de disques. On pourrait ainsi
assister à une remise en cause du modèle.
Dès lors, quelle sont
les alternatives possibles à ce modèle
économique ?
En janvier, une étude de la Harvard
Law School a distingué quatre modèles
possibles pour l'avenir. Le premier, qui a la préférence
des majors, est un système où l'offre
serait monopolisée par les kiosques légaux,
avec des DRM qui restreindraient l'usage dans le temps
des fichiers. Le second, celui que l'on connaît
actuellement, est une coexistence de ces kiosques avec
le peer-to-peer. Le troisième reviendrait à
accepter le peer-to-peer en prélevant les droits à
la source, en instaurant par exemple une taxe chez les
FAI, puis en redistribuant les sommes aux ayant-droits.
Enfin, une quatrième possibilité existe,
celle de considérer la musique comme un produit
d'appel et d'utiliser le peer-to-peer. La conclusion
est qu'il est trop tôt pour dire vers quel modèle
le marché va s'orienter. Et donc, quoi qu'il
en soit, le législateur a tort de se prononcer
en faveur de l'un des modèles.
Quel modèle préconisez-vous ?
Le quatrième est évidemment celui qui
possède le plus gros potentiel. C'est ce que
j'ai appelé, dans mon ouvrage, le modèle
de co-création de valeur. Il faut replacer le
consommateur au coeur de la stratégie et reconnaître
que l'entreprise n'a pas le monopole de la création
de valeur.
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Les
entreprises doivent écouter les hackers." |
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Dans ce livre, publié
l'an dernier, vous affirmez que les pirates et les hackers
créent plus de valeur qu'ils n'en détruisent.
Comment cela est-il possible ?
Prenons le cas des hackers : ils transforment le produit
en utilisant ses failles, selon leurs propres besoins.
En observant ces besoins, ces attentes, l'entreprise
peut anticiper les besoins du marché. Elle bénéficie
d'une création de valeur extraordinaire. Les
hackers sont des précurseurs car ils disposent
du savoir technologique. En cela ils devancent les attentes
des consommateurs. Si les entreprises savent les écouter
et les comprendre, elles en retireront tous les bénéfices.
Cela a déjà été le cas par
le passé. Ainsi, si le peer-to-peer n'avait pas
existé, qui sait si les majors auraient eu l'idée
de proposer des kiosques légaux ?
Quels sont les autres bénéfices
que pourraient retirer les entreprises d'une exploitation
du peer-to-peer?
En plus de l'avantage comparatif tiré
d'une meilleure connaissance du marché, le peer-to-peer
contribuerait à réduire les coûts,
notamment marketing, des entreprises. Le partage de
fichiers est aussi un formidable outil de distribution.
L'internaute doit alors être considéré
comme un distributeur : celui qui fait connaître
un morceau à quatre autres millions d'internautes
a encore plus de valeur qu'un magasin comme la Fnac.
On peut aussi utiliser le peer-to-peer comme étude
de marché : en se penchant sur les
chiffres de téléchargement, on aura une
idée du buzz autour d'un artiste, des goûts
du public. Le P2P peut également faciliter la
recherche de nouveaux talents. Un exemple : un DJ, Danger
Mouse, avait fait un remix des Beatles, appelé
le Gray Album, sans autorisation. En le diffusant sur
les réseaux de peer-to-peer, le succès
a été immédiat. L'album a été
l'un des plus téléchargés. EMI
a fait saisir tout le matériel et interdit la
diffusion. Pourquoi, en voyant le succès du remix,
n'ont-ils pas signé avec son auteur ? Cela aurait
été bien plus bénéfique
pour eux.
Dès lors, pourquoi
les majors sont-elles hostiles au modèle de co-création ?
Peut-être est-ce dû à des réticences
culturelles, qui empêchent les règles du
marché de fonctionner normalement. Ou bien est-ce
une méconnaissance marketing. Peut-être
aussi la peur d'une stratégie à long terme,
qui exigerait des sacrifices dans un premier temps.
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Enterrer
le peer-to-peer signifie la fin de tout échange." |
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Les majors et les utilisateurs
du peer-to-peer semblent camper sur leurs positions.
Quelle solution proposer dans la situation actuelle ?
Tout d'abord, rétablir le dialogue, être
à l'écoute des consommateurs. Dans le
cas de la musique, c'est comprendre que le CD protégé
peut ne pas fournir une bonne expérience pour la personne
qui souhaite l'écouter sur un autoradio non compatible.
Ou bien qu'un DRM peut ne pas fournir une bonne expérience
si elle empêche le consommateur d'écouter le morceau
sur un lecteur MP3 non compatible. Ensuite, rendre les
produits et l'information accessibles aux clients, pour
que ceux-ci puissent les tester et les adapter à leurs
besoins. Puis bien manager le risque. Les risques financiers
doivent être appréhendés différement, ils deviennent
partagés avec les consommateurs. Par exemple limiter
les dépenses marketing et les risques de ventes à perte
en instrumentalisant le bouche à oreille et les communautés
de fans chargés de faire le buzz. Enfin, retrouver de
la transparence : la co-création de valeur repose sur
l'échange avec les consommateurs. Enterrer le P2P signifie
la fin de tout échange. En fait, le P2P est un faux
problème, c'est la relation qu'ont les majors avec leurs
clients qui est mise au grand jour avec les procès.
Le P2P devrait être considéré comme un signal du marché,
à utiliser pour co-créer de la valeur et fournir l'avantage
compétitif ultime : une expérience parfaite avec les
produits de l'industrie culturelle, c'est à dire une
expérience co-créée répondant à toutes les attentes
du consommateur.
Quelles initiatives concrètes
pourraient être mises en place facilement ?
Il ne s'agit pas forcément d'un
profond bouleversement. Il suffit de reconnaître
la valeur du peer-to-peer, de s'en servir, et peut-être
d'abandonner la vieille conception de propriété
intellectuelle. Quelques idées sont intéressantes.
Celle, par exemple, de disposer gratuitement d'un fichier
pendant un ou deux mois afin de tester le produit et
de découvrir un artiste, puis de payer une certaine
somme pour avoir le fichier à vie. Des pistes
sont aussi explorées dans la personnalisation
de la relation client : pour les internautes qui disposeraient
de plusieurs fichiers d'un même artiste, celui-ci
pourrait leur proposer des contenus exclusifs : réduction
sur une place de concert, édition limitée,
etc. Et ainsi générer de nouvelles sources
de revenus.
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