Le
législateur a fait depuis longtemps le choix
de reconnaître une protection particulière
à certains fruits du travail humain.
En effet, à mesure
que la richesse se déplaçait du matériel
vers l'immatériel, les investissements humains
et financiers étaient de plus en plus consacrés
à la production de biens par nature facilement
reproductibles ou imitables. Il devint donc important
de conférer une protection légale aux
fruits de ce travail.
La
loi reconnaît donc une protection particulière
à deux types de créations intellectuelles
issues de l'effort créatif ou inventif d'une
personne ou d'un groupe de personnes : "l'uvre
de l'esprit" et "l'invention". La première
bénéficie de la protection par le droit
d'auteur, la seconde par le brevet. A côté
de ces droits de propriété intellectuelle
reconnus par la loi, la jurisprudence a développé
une protection particulière de l'effort commercial
par le biais de l'action en concurrence déloyale.
Mais il faut s'interroger
sur les limites de l'extension ininterrompue de ces
protections au cours de la seconde moitié du
XXème siècle. A l'heure où une
quantité considérable d'informations devient
disponible sur Internet, facile d'accès et de
reproduction, il est de plus en plus délicat
de déterminer ce qui est protégé
de ce qui ne l'est pas. Trois jurisprudences récentes
nous en fournissent l'illustration.
La protection du travail
par l'action en concurrence déloyale
La jurisprudence
a depuis longtemps développé une théorie
permettant de sanctionner la réutilisation du
travail d'autrui alors même que l'auteur de ce
travail ne peut revendiquer une protection au titre
de la propriété intellectuelle. Il s'agit
de l'action en concurrence déloyale, illustration
particulière du principe fondateur de notre droit
de la responsabilité : "Tout fait quelconque
de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige
celui par la faute duquel il est arrivé, à
le réparer" (art. 1382 du Code civil).
Parmi une jurisprudence
pléthorique, l'arrêt du 17 avril 2002 de
la Cour d'Appel d'Aix-en-Provence retient l'attention
parce qu'il met en exergue des comportements fréquents
sur internet que d'aucuns pourraient qualifier d'anodins.
Une société
exploite un site Web qui propose un service en ligne
d'enregistrement de règlements de jeux concours.
Certaines pages de ce site contiennent des reproductions
d'articles du Code de la consommation. Cette société
va constater qu'une société d'huissiers,
qui exploite un site web à l'objet similaire,
a reproduit sur son site les mêmes articles du
Code de la consommation. Elle fait constater par un
agent assermenté de l'Agence pour la Protection
des Programmes que le second site web reproduit à
l'identique les pages de son site puisque les mêmes
erreurs typographiques, glissées à l'évidence
pour repérer les copies éventuelles, sont
belles et bien reproduites sur le site litigieux. Il
ne fait donc pas de doute que, par un simple "copier-coller",
l'auteur du second site a "puisé" dans
les textes du premier.
L'exploitant du second
site sera condamné en référé,
pour concurrence déloyale, sanction confirmée
en appel en ces termes : "le fait de s'approprier
à bon compte le travail et les investissements
d'autrui constitue, sans contestation sérieuse
possible, un comportement parasite qui engage la responsabilité
civile" de son auteur.
Dans cette espèce,
le seul élément matériel fondant
la condamnation pour concurrence déloyale est
la reprise du texte des articles du Code de la consommation.
Peut-être la mise en forme de ces textes, des
pages, etc. était-elle particulière. Leur
reprise à l'identique par le second site Web,
de nature à constituer une confusion dans l'esprit
du public, aurait bien été de nature à
constituer un acte de parasitisme sanctionnable. Cependant,
l'arrêt étudié ne relève
pas de tels comportements et se fonde uniquement sur
la reprise du texte. On pourra donc émettre une
sérieuse contestation sur la réalité
de l'agissement fautif.
Les textes litigieux sont
des textes de loi sur lesquels nulle appropriation n'est
possible, chacun étant libre de les reproduire.
Le défendeur a bien soulevé ce moyen de
défense mais la Cour l'a écarté
au motif que l'action introduite par le plaignant n'était
pas fondée sur l'atteinte à un droit d'auteur
mais sur la concurrence déloyale. Ce n'est pas
la reproduction du texte qui est fautive, puisque le
plaignant n'a sur ce dernier aucun droit de propriété
intellectuelle, c'est de bénéficier du
travail de saisie du texte de loi, sans avoir soi-même
à le refaire.
Pourtant, à supposer
que l'exploitant du premier site ait procédé
lui-même, ou fait procéder, à la
saisie du texte de huit articles du Code de la consommation,
il nous paraît difficile de voir dans ce travail
de saisie, relativement modeste, la réalisation
d'un réel "investissement". Tout personne
bien entraînée à la frappe en viendra
à bout en une ou deux heures
L'exploitant du premier
site Web n'invoquait pas non plus le bénéfice
de la protection contre les extractions réalisées
dans une base de données protégée.
Le Code de la propriété intellectuelle
reconnaît, en effet, depuis quelques années,
une protection spécifique au producteur d'une
base de données contre la reproduction de tout
ou partie des données contenues dans sa base
(art. L 341-1 et suivants du Code de la propriété
intellectuelle). Encore faut-il pouvoir justifier de
l'existence d'une base de données, ce qui ne
paraissait pas pouvoir être le cas en l'espèce,
puisque l'investissement consenti pour la mise en ligne
des textes du Code de la consommation paraît trop
faible.
La sanction prononcée
incite donc à la prudence tant la protection
conférée au travail d'autrui semble aujourd'hui
conçue largement par les tribunaux.
La protection du travail
par le droit d'auteur
Nous quitterons
un instant l'Internet pour trouver la seconde illustration
de notre propos ; celle-ci intéressera cependant
tout autant les exploitants de sites Web. Le grand parterre
central des jardins de Vaux-le-Vicomte avait été
restauré au début du XXème siècle
par M. Achille Duchêne, architecte-paysagiste.
Les propriétaires du célèbre château
lui avaient demandé de recréer dans le
style de Le Nôtre, concepteur originel des jardins,
ce parterre principal qui n'était plus alors
qu'une simple surface engazonnée. Bien des années
après, les héritiers du restaurateur assignèrent
pour contrefaçon une célèbre marque
de joaillerie qui avait utilisé, pour illustrer
l'une de ses publicités, la photographie dudit
parterre.
Le Tribunal de Grande Instance
de Paris a reconnu, dans une décision du 10 mai
2002, que le parterre en question méritait la
qualification d'uvre de l'esprit et, à
ce titre, sa protection par le droit d'auteur. Sa reproduction
photographique comme illustration publicitaire nécessitait
donc l'autorisation des ayants-droit de son créateur.
Bien des éléments
dans cette espèce auraient cependant pu conduire
à une autre solution.
Il est certes difficile
de nier que le parterre en question, singeant dans le
monde végétal les arabesques d'une broderie,
est une création esthétique issue de l'imagination
créative de son concepteur. Ces éléments
semblent conduire naturellement à la reconnaissance
d'un droit d'auteur sur le dessin du parterre. Cependant,
le parterre en question est reconnu par la Cour comme
une uvre autonome alors qu'il n'existe que comme
élément d'un ensemble plus vaste, les
jardins de Vaux, dans lequel il a vocation à
se fondre, sans rupture. Pour respecter ces derniers
et pour imiter le style de Le Nôtre, le paysagiste
a dû nécessairement brider sa liberté
créatrice. Il s'agissait donc plus ici d'un travail
de restauration que d'une création. Reconnaître
un droit d'auteur sur le parterre était donc
une première prise de position de la Cour.
Ensuite, ces jardins sont,
par essence, un espace public. Le paysagiste chargé
de leur restauration ne peut l'ignorer. Par la même,
il nous semble que l'auteur accepte nécessairement
de subir des limitations à ses prérogatives
par la simple destination de l'uvre qu'il accepte
de réaliser. La première d'entre elle,
et non des moindres, est la possibilité qu'a
le propriétaire du lieu de détruire purement
et simplement l'uvre qu'il commande, par exemple
à la faveur d'une nouvelle restauration des jardins.
Ensuite, il faut remarquer que l'uvre n'est pas
seulement placée dans un lieu ouvert au public,
elle "est" un lieu ouvert au public. Sa reproduction
se confond donc avec la reproduction de l'espace lui-même.
C'est sur ce dernier constat
que, dans une espèce similaire, le Tribunal de
Grande Instance de Lyon a refusé de déclarer
contrefacteurs des éditeurs de cartes postales
qui avaient réalisé des reproductions
de la Place des Terreaux à Lyon, nouvellement
réaménagée par des artistes célèbres.
Le Tribunal releva notamment que "l'intrication
entre le patrimoine historique bordant la place et les
aménagements modernes [
] est telle qu'elle
interdit en pratique de distinguer les deux éléments".
La mise en ligne de photographies
sur l'Internet devra donc s'accompagner de précautions
nombreuses : outre l'obtention des droits par l'auteur
de la photographie, il convient de vérifier si
le sujet de l'image, fut-il un lieu public, ne fait
pas lui-même l'objet d'une protection légale.
La protection du travail
par le brevet
On remarquera
que la jurisprudence en matière de brevet demeure
moins permissive quant à l'extension croissante
du domaine de la propriété intellectuelle.
On relèvera, en
matière de méthode de vente sur Internet,
un arrêt de la Cour d'Appel de Paris du 21 mars
2001. Une personne avait souhaité obtenir un
brevet portant sur un procédé pour habiller
et parer informatiquement sa photographie avec des vêtements
avant de procéder à leurs achats par correspondance
ou sur internet. L'INPI a considéré que
l'objet de la demande de brevet ne constituait pas une
invention brevetable au sens de l'article L. 611-10
du Code de la propriété intellectuelle.
Sur recours intenté par le déposant, la
Cour d'Appel de Paris a confirmé cette décision.
On sait que les méthodes
dans le domaine des activités économiques
sont exclues expressément de la brevetabilité
par l'alinéa 2 de l'article L.611-10 précité.
A ce niveau de l'analyse, la décision ne semble
être qu'une simple application de la règle.
Cependant, ladite méthode
commerciale aurait pu être mise en uvre
par un procédé technique lui-même
brevetable. La Cour relève également sur
ce point que la simple mise en uvre de logiciels
de traitement des images ne suffit pas à conférer
un caractère technique à l'invention et
donc à permettre sa protection.
Le domaine d'application
du brevet reste ainsi mieux circonscrit : l'invention
doit nécessairement engendrer une modification
de l'état de la matière pour pouvoir être
brevetable.
Mais le débat sur
ce point rebondira très certainement à
la faveur de la discussion du projet de diretive concernant
la brevetabilité des inventions mises en uvre
par ordinateur, rendu public par la Commission en 2002.
Le projet exclut de la brevetabilité les méthodes
"pures" pour l'exercice d'activités
économiques. Cependant, les associations professionnelles
regroupant les "utilisateurs" de la propriété
industrielle ont déjà eu l'occasion d'exprimer
leur désaccord sur ce point.
Au plus fort de la bulle internet, certaines "start-up"
n'avaient d'autres ambitions que de protéger
leur "business model", l'idée autour
de laquelle la levée de fonds était construite.
Avant même qu'une activité commerciale
n'ait été développée, la
volonté était d'abord de protéger.
Ceci participe d'un mouvement aujourd'hui bien ancré
dans les mentalités des acteurs économiques
: le travail mérite une protection. Le juriste
voit souvent dans les contrats des formules qui tendent
à cet objectif : "le prestataire reste propriétaire
de ses méthodes, savoir-faire, algorithmes, etc.",
"le client reste propriétaire de ses données",
etc. Pourtant, rien de ce qui précède
ne fait l'objet d'un droit de propriété.
Les entreprises sont donc conduites à vouloir
se ménager la protection contractuelle de ce
que la loi ne reconnaît pas comme étant
éligible à la protection par la propriété.
Les formules contractuelles précitées
sont pourtant bien insuffisantes pour atteindre cet
objectif.
Le poète, dans la
fable célèbre, nous dit en parlant de
la grenouille qu'elle "s'enfla si bien qu'elle
creva". La morale pourra-t-elle s'appliquer un
jour à la propriété intellectuelle
?
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