Existe-t-il une exception culturelle bancaire en matière dexternalisation informatique ? Tandis que daucuns annoncent linéluctabilité dun mouvement dexternalisation globale, les faits observés dans le secteur semblent résister à cette analyse prospective. A moins que la Banque, loin dêtre retardataire dans cette évolution présentée comme nécessaire, nait au contraire quelques longueurs davance en pratiquant une politique de sous-traitance raisonnée ?
A la veille de nouveaux choix stratégiques, un point sur cette question simpose pour alimenter la réflexion entre tous les acteurs concernés. Lannonce de JP Morgan dannuler le contrat dexternalisation globale de son informatique (infogérance) chez IBM pour un montant de 5 milliards de dollars conduit la banque américaine à rapatrier les 4000 collaborateurs transférés chez Big Blue, il y a moins de dix-huit mois.
Ce revirement, qui nest pas le premier de lhistoire de lexternalisation, est dune telle importance quil ne passe pas inaperçu. Cette opération va-t-elle relancer un débat plus profond sur lexternalisation ? Conduire la pensée unique pro-outsourcing à se faire moins pressante, au profit dune étude plus approfondie de ce mode de gestion présenté par daucuns comme la panacée ?
Fin de lexception culturelle ?
Fin 2002, les journaux économiques annonçaient la fin de lexception bancaire en matière doutsourcing. Après des années de « résistance » le secteur bancaire succombait à son tour aux charmes de linfogérance globale. Preuve de ce renoncement programmé ? Trois banques de premier plan (JP Morgan, ABN AMRO, Deutsche Bank) venaient de signer de grands contrats globaux (ces «mega-deals » de milliards de dollars sur une dizaine dannées concernant toute linformatique de lentreprise).
Il fallait donc sattendre, écrivait-on alors, à ce que de nombreuses banques finissent par externaliser la totalité de leur informatique. Tel était le sens de lHistoire ! Tout nétait plus quune question de temps.
EDS ouvre le bal
Le premier, un communiqué de presse dEDS du 12 mai 2003 sembla confirmer larrivée du phénomène en France. Sous le titre « premier contrat dinfogérance globale dans le domaine bancaire en France », ce communiqué annonçait la sous-traitance par la SSII américaine de toute linformatique de la banque Hervet, depuis peu filiale du CCF. Six mois plus tard, une autre filiale du CCF, le CCSO, confiait à son tour lensemble de son informatique globale, cette fois à T-Systems (filiale de Deutsch Telecom). Quinze jours plus tard, lannonce de la création dune co-entreprise entre IBM et BNP Paribas fermait le ban. Ainsi, sans plus de doute, la messe était-elle dite : banque bien gérée rimerait désormais avec banque totalement « infogérée » !
A louest quoi de nouveau ?
Beaucoup de bruit pour rien, serait-on tenté daffirmer ! En effet, même en France, les contrats dinfogérance globale nont rien de très nouveau dans le secteur bancaire. Plusieurs banques y ont eu recours depuis le début des années 90, à cette réserve près quil sest toujours agi dacteurs de taille modeste, établissements autonomes ou filiales de groupes.
Finalement, parmi ces opérations dinfogérance globale largement médiatisées; combien de « méga-deals », combien de contrats se chiffrant en milliards ? Aucun en fait. Et à ce titre lopération de la banque Hervet, loin de constituer une rupture, une première en France, semble au contraire marquer la poursuite dun scénario déjà bien maîtrisé. A tel point que le groupe CCF réalise lopération CCSO six mois plus tard. Mais il convient ici de remarquer que la banque confie cette sous-traitance à un autre spécialiste de linfogérance. Preuve que cela ne résulte pas pour le CCF dune politique globale, mais bien plutôt de choix locaux parfaitement circonscrits à des sous-ensembles modestes qui se devaient dintégrer un schéma organisationnel plus général depuis le rachat du CCF par HSBC.
Ainsi, plutôt quà des contrats dinfogérance globale, les contrats banque Hervet et CCSO ressemblent-ils davantage à des tentatives assez habiles de pérennisation de centres informatiques voués sinon à lextinction, avec larrivée à échéance 2008-2010 dune nouvelle plateforme commune au groupe HSBC.
La co-entreprise. Une affaire ?
Reste laffaire de la co-entreprise entre IBM et BNP Paribas. Ce cas de figure semble très éloigné de limage dEpinal des grands contrats à laméricaine censés intégrer la sous-traitance de toute linformatique dune grande banque, voire dune banque de taille mondiale.
Laffaire ne concernerait en effet « que » 400 personnes, à savoir une partie très minoritaire de leffectif informatique de la banque sur le périmètre de lexploitation des infrastructures techniques. De plus, noublions pas que, dans cette affaire, BNP Paribas conserve un certain contrôle opérationnel.
Là encore ce nest pas la première fois que BNP Paribas devient actionnaire significatif dune entreprise en partenariat avec un grand de linfogérance. BNP Paribas contrôle en effet partiellement une co-entreprise (Atos TéléPilotage Informatique) possédée en commun avec Atos Origin, spécialiste de linfogérance, à qui elle sous-traite le télépilotage de ses infrastructures (300 personnes).
La seule vraie différence apparente entre les deux co-entreprises réside dans lorigine des salariés. Dans le partenariat avec Atos, le personnel provient très majoritairement du sous-traitant alors que dans celui avec IBM, lessentiel des effectifs provient de la banque. Le volet « social » de cette affaire explique naturellement son traitement très médiatique par rapport à lautre affaire finalement passée inaperçue.
Quand lexception confirme la règle
Si lon veut bien reconnaître que les exemples français ne démontrent pas avec pertinence lexistence dune lame de fond emportant tout sur son passage, ne doit-on pas logiquement sinterroger aussi sur le caractère supposé exemplaire des trois grands contrats internationaux cités précédemment ?
A lannonce de ces contrats, presque aucun commentaire na, à lépoque, pris le soin de souligner plusieurs caractéristiques communes à ces trois banques . On peut le regretter dans la mesure où ce recoupement aurait pu fournir un éclairage différent sur les raisons profondes de la signature de ces grands contrats
Pourquoi dabord ne pas avoir relevé que, simultanément à la signature de leurs contrat dinfogérance globale, ces banques annonçaient toutes trois des pertes trimestrielles substantielles (plusieurs centaines millions de dollars chacune) et des licenciements par milliers ? Pourquoi ne pas avoir noté également la convergence de leurs pertes respectives dans la faillite Worldcom ?
JP Morgan était la première banque américaine créancière du géant de la nouvelle économie, Deutsche Bank et ABN AMRO en étaient respectivement les premier et deuxième créanciers non américains. Ces opérations ne ressemblent-elles pas autant à des cessions dactifs quà une stratégie informatique longuement réfléchie ?
Une opération dingénierie financière
On en revient en fait à un des fondements de linfogérance globale : un contrat de ce type représente toujours une opération de cession dactifs (machines, logiciels, hommes, pseudo fonds de commerce
) qui se solde par un chèque pour le cédant, en loccurrence la banque. Lingénierie financière constitue une dimension indéniable des grands contrats dinfogérance, même si elle nest pas la seule.
Faut-il alors sétonner que des périodes de conjoncture économique particulièrement difficile soient plus propices que dautres à ce type dopérations ? Ainsi, les pluies de grands contrats dans un secteur donné sont-elles au moins autant le symptôme dune conjoncture sectorielle difficile que lindicateur avancé dune tendance bientôt suivie par tout le monde.
Qui maîtrise mieux quun banquier les opérations de cession dactifs de type « lease back » propres aux contrats dinfogérance ? Larbitrage court terme contre long terme qui caractérise les opérations dingénierie financière peut-il vraiment échapper à une Direction Générale de banque ? Sil peut être vital daugmenter le montant du chèque de cession quitte à augmenter dautant les loyers sur les dix ou quinze ans du contrat, est-il envisageable quun banquier puisse être dupe ? Nest-ce pas justement parce que les banques savent très bien ce quelles peuvent attendre de ces grands contrats dexternalisation quelles leur préfèrent des actions plus délimitées ou quelles les réservent plutôt à des situations très particulières, quil vaudrait mieux espérer peu fréquentes ?
Le secteur bancaire immature
De toute éternité, il sest trouvé des cabinets détudes, de nombreux vendeurs et quelques consultants pour prédire que linformatique a vocation à connaître le sort de lélectricité, à savoir devenir une facilité dont lentreprise confierait la maîtrise à une société spécialisée extérieure. Si tout doit être sous-traité à terme, linfogérance globale constitue donc une panacée universelle qui sappliquera à tous, tôt ou tard.
Par voie de conséquence, tout individu, toute entreprise, tout secteur résistant encore aux charmes de loutsourcing global fait preuve dimmaturité. Un article particulièrement mordant, qui fit grand bruit lors de sa parution dans la Harvard Business Review datée de mai 2003, symbolise cette doctrine. Son titre en forme de jeu de mot annonçait déjà la couleur : « IT Doesnt Matter* ».
Cette doctrine a sans doute largement inspiré le discours de la généralisation inéluctable de linfogérance globale. Appliquée au secteur bancaire traditionnellement récalcitrant à cette approche fourre-tout, elle se traduit par une affirmation fréquente de la part de ses fournisseurs et consultants : « le secteur bancaire nétait pas mûr pour lexternalisation », du moins jusquà lannonce des trois contrats géants de la fin 2002, voulant au contraire donner le signal du départ tant attendu par certains...
Et si une telle analyse relevait du pur contresens ? Et si la Banque rechignait à linfogérance globale, non par obscurantisme, par aveuglement ou par simple conservatisme, mais au contraire, en raison de sa très (trop) grande maturité sur le sujet ?
ou trop mature ?
Faut-il que certains spécialistes aient un raisonnement particulièrement singulier pour qualifier dimmature le secteur bancaire, précisément celui qui, depuis lorigine de linformatique, externalise le plus !
Des chiffres à étudier de près
Alors que la banque est incontestablement un des secteurs qui dépense le plus en informatique par rapport à son chiffre daffaires, cest surtout un des secteurs qui externalise le plus ses fournitures de services informatiques (32%), devant lIndustrie (29,5%) et très loin devant le Secteur Public (17%) et le Commerce (16%).
Ces chiffres fournis par Pierre Audoin Consultants pourront être avantageusement complétés par la lecture de la récente étude détaillée sur le marché du logiciel et du service dans la Banque. Les prestations de services y sont analysées dans toute leur diversité.
Dans toutes les banques aujourdhui, les activités externalisées sont si nombreuses quun contrat dinfogérance, même globale, ne concentre finalement jamais toutes les fonctions informatiques ou à base dinformatique. Le traitement des chèques, la gestion des DAB, la conservation de titres, les traitements monétiques, la réception de certains appels téléphoniques, sont par exemple toujours exclus de tels contrats car confiés à dautres.
Dans ce contexte, complété par la maîtrise de lingénierie financière examiné plus haut, linfogérance globale ne serait donc pas inéluctable pour le secteur mais seulement une solution parmi dautres, réservée à certaines situations : ainsi la Banque aurait une approche « industrielle » de la sous-traitance, en sachant à la fois définir des périmètres, faire jouer la concurrence, ne pas sengager sur de trop longues périodes, récompenser les relations de long terme, bref ne pas « mettre tous ses ufs dans le même panier »
ce qui, rappelons-le, était considéré jusquà il a peu comme le b-a ba des affaires.
Externalisations tous azimuts
Pour autant quil ne succombe pas en masse (dans un avenir prévisible) à linfogérance globale, le secteur bancaire est-il récalcitrant à toute idée dexternalisation ? Assurément non. Nous lavons vu, il est celui qui traditionnellement externalise le plus et sans doute continuera-t-il de le faire toujours davantage, mais de manière ciblée.
Cela concernera notamment non seulement linfrastructure informatique et télécoms (main-frame, serveurs, réseaux locaux, applications informatiques, réseaux télécom, parcs micro, supports utilisateurs
), et des fonctions bancaires automatisées ou informatisées (gestion de DAB, traitement de chèques, traitements monétiques, conservation de titres, back-office bancaire clé en main
).
En revanche, la palette de prestations sur autant de périmètres potentiels assure un tel avenir à son externalisation que la sous-traitance globale de linformatique bancaire apparaît presque comme un non-sens.
En effet, un des problèmes clés de la Banque ne devient-t-il pas, non pas de tout sous-traiter à un seul généraliste mais de savoir combiner activités externalisées chez plusieurs spécialistes et activités internalisées ? De gérer de nombreux contrats séparés et de les faire varier dans le temps, alors que de nombreuses re-internalisations ont succédé à des externalisations ? La maîtrise de ce que lon sous-traite est à ce prix : la Banque semble lavoir bien compris.
Tentations et limites de loffshore
Dans ce contexte, le thème actuellement à la mode de loffshore pourra naturellement trouver une place, sans doute réduite. Lorientation de la pyramide des âges des collaborateurs bancaires devrait conduire les Directions à sintéresser encore davantage à des solutions dexternalisation notamment en offshore.
Ce phénomène est particulièrement crucial dans linformatique ou la mise à la retraite prochaine de bataillons dinformaticiens spécialisés sur des technologies et surtout sur des langages considérés comme obsolètes rend leur remplacement en nombre particulièrement délicat en dehors d'une solution d'externalisation.
Cependant, pour toutes les activités liées au développement de nouveaux projets, cette tendance à externaliser et a fortiori à « offshoriser »- sera freinée par les difficultés rencontrées : formaliser et stabiliser des besoins changeants par nature et manager des équipes à distance évoluant dans une autre culture.
Une règle à géométrie variable
Pour bien sous-traiter, il faut bien contrôler. Or ne contrôle bien que ce qui est précisé. Une sous-traitance partielle conduit à préciser un périmètre. Le recours à plusieurs sous-traitances partielles conduit à sinterroger non seulement sur les périmètres mais nécessairement sur leurs superpositions, voire sur leur évolution dans le temps.
Depuis que la Banque a commencé à pratiquer lexternalisation, de nombreux cas délargissement ou de réduction de périmètres se sont faits jour. De continuelles évolutions réglementaires, concurrentielles, organisationnelles ou technologiques ont conduit les banques à faire évoluer les contrats. La Banque a aujourdhui tellement lhabitude de la sous-traitance quelle maîtrise parfaitement les règles de répartitions des risques sur plusieurs fournisseurs.
Autrement dit, la Banque est tellement utilisatrice de sous-traitance extérieure, et demain encore davantage, quelle sait positionner le problème dans sa vraie perspective : la maîtrise à long terme. Cette exigence ne peut accepter comme réponse une sous-traitance globale à un seul et unique fournisseur généraliste.
Par delà les effets de mode
Il est très probable que la Banque continuera longtemps dêtre un des secteurs moteurs en matière de sous-traitance
partielle, quil sagisse dune partie de linfrastucture comme linfogérance réseau ou de parc micro ou dune partie du métier comme la conservation de titres, le traitement de chèques
La Banque le sait mieux que quiconque, la sous-traitance est un acte de gestion comme un autre. Cest pourquoi, loin de céder à tout effet de mode, ce type de décisions nécessite une réflexion posée, afin de répondre à des problèmes réels. Les moteurs de la sous-traitance sont avant tout les fortes contraintes de services (nuits, week-end
) mais aussi les possibles gains de productivité qui conduisent aux partenariats industriels.
Certains secteurs pourraient dailleurs imiter la Banque. Des projets de coopération entre « confrères-concurrents » nont-ils pas été observés dans lassurance, la retraite complémentaire, la vente par correspondance
* jeu de mot sur le double sens : soit les technologies de linformation (IT) nont pas dimportance, soit « ça ne compte pas », « on sen fiche »
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