Harry Shum (Microsoft) "Nous avons intégré LinkedIn au Microsoft Graph"

Le vice-président exécutif IA et recherche du géant américain du logiciel détaille sa stratégie en matière d'intelligence artificielle.

JDN. Quelle est votre stratégie produit en ce qui concerne l'intelligence artificielle ?

Harry Shum est vice-président exécutif du groupe IA et recherche de Microsoft depuis 2013. © Microsoft

Harry Shum (Microsoft). Nous estimons que l'IA doit venir amplifier l'ingéniosité humaine, augmenter l'humain, et pas le remplacer. L'IA est très différente des principales technologies créées jusqu'ici, qui étaient centrées avant tout, à l'image de la voiture, sur l'extension des capacités humaines physiques. L'IA, elle, étend les capacités de notre cerveau, c'est une approche très différente. Il ne s'agit plus de rouler plus vite, mais de penser plus vite.

C'est dans cette logique que nous nous situons. Cortana est un bon exemple de cette politique produit. Nous avons voulu en faire un assistant digital personnel intelligent qui permette de fournir le bon niveau d'information quels que soient le lieu et le moment. Comparé aux assistants personnels concurrents, Cortana se différencie par sa capacité à comprendre l'environnement de travail, les horaires, les apps de travail... Il analyse pour ce faire vos données d'utilisation dans Office 365 quand vous l'y autorisez. Ainsi, il peut par exemple vous rappeler automatiquement l'échéance d'un engagement pris par mail, en se basant sur vos messages Outlook, ou vous indiquer qu'il est temps de prendre congé d'un collaborateur car vous avez un autre rendez-vous dans votre agenda. Nos clients sont réceptifs à cette logique. Le résultat est là : Cortana est utilisé par 145 millions de personnes, majoritairement via Windows 10.

Il semble que votre graph prenne de plus en plus de place dans vos produits...

C'est le cas. Pour obtenir une bonne IA, il est essentiel de disposer de bonnes données. Le graph, qui rassemble plusieurs "réseaux de données" allant de la connaissance du monde et celle de l'environnement de travail, est en effet la première brique technologique qui nous permet de guider nos clients. Nous avons commencé à développer un graph dans Office : l'Office Graph. Il est constitué à partir de la connaissance de l'environnement de travail de plusieurs centaines de millions d'utilisateurs d'Office. Ensuite, nous avons évolué vers ce que nous appelons Microsoft 365 Graph, en incorporant des données (d'usage, ndlr) liées à Windows et au terminal de l'utilisateur. Dans cette logique, nous avons intégré Microsoft 365 Graph à Cortana. Via la déclinaison Cortana for Work, notre assistant peut recourir à cette brique pour comprendre vos relations de travail, au sein de votre équipe, vos liens avec la hiérarchie, avec d'autres équipes internes… Et à partir de cette carte relationnelle, proposer des réponses en prenant en compte le contexte professionnel. Sachant qu'en parallèle, Cortana est capable de comprendre les contenus non-structurés, les documents, les e-mails... via une analyse orientée sémantique et taxonomie.

"Le Microsoft Graph fait désormais partie des fondations sur lesquelles nous bâtissons nos applications"

Il faut savoir par ailleurs que nous ne partons pas de rien. Nous avons en effet construit l'un des plus importants graphs du marché à partir des données publiques de notre moteur de recherche Bing. Ce graph fédère plus de 2,5 milliards d'entités, comme des points d'intérêt géographiques, des personnes ou des objets. En combinant ce graph avec celui d'Office, nous sommes capables d'offrir via le Microsoft Graph des données diverses susceptibles de répondre à des contextes aussi bien grand public que professionnels. Sur cette base, nos clients ont la possibilité de développer leur propre couche d'IA en combinant ces données aux leurs.

Le Microsoft Graph est par conséquent amené à devenir une pièce maitresse de votre plateforme ?

C'est effectivement notre vision. Le Microsoft Graph 365 fait désormais partie des fondations sur lesquelles nous bâtissons nos applications. C'est déjà le cas avec Cortana, mais aussi avec Bing for Business, et avec Teams. Cette brique doit contribuer à offrir une expérience utilisateur intelligente unifiée au sein de Microsoft 365, à la fois pour l'entreprise et le grand public.

Récemment, nous avons aussi intégré les données de LinkedIn au Microsoft Graph, dans le but de donner la possibilité de synchroniser les profils utilisateurs du réseau social avec ceux d'Office 365. Nous pouvons ainsi aller au-delà d'une seule organisation et intégrer à Microsoft 365 Graph les relations de l'entreprise avec son écosystème. Dans Teams, l'Office Graph est mis en œuvre dans l'onglet Documents, pour réaliser un classement personnalisé des fichiers en fonction de l'historique de collaboration.

Quelle est la promesse de Bing for Business ?

C'est un nouveau produit que nous testons en interne depuis un an et demi. Il est actuellement en bêta privé. Dans le cadre de ce programme, une centaine de sociétés sont en train de le déployer. L'idée est de rendre la recherche de contenu à l'intérieur de l'entreprise aussi facile que sur le web en capitalisant sur notre technologie de recherche grand public, mais aussi en tirant profit de l'Office Graph et du Microsoft Graph pour fournir des résultats en fonction du contexte utilisateur.

Jusqu'où ouvrez-vous l'accès aux données de l'Office Graph ?

Les données de l'Office Graph sont utilisables et accessibles (via une API, ndlr), en lecture et en écriture, pour bâtir des applications d'entreprise, à partir du moment où le client a donné son accord. Il existe par ailleurs des initiatives, comme schema.org à laquelle nous participons, qui ont pour but de définir un standard ouvert dans ce domaine (dans l'optique de faciliter l'interopérabilité des différents graphs, ndlr). Si un consensus se détache sur le marché pour définir un protocole pivot, nous le soutiendrons.

Vous investissez de plus en plus dans l'informatique quantique. Où en sont vos travaux dans ce domaine ?

Nous planchons sur la question depuis une quinzaine d'années. Il existe un grand nombre d'applications possibles sur ce terrain, notamment sur le segment de l'IA ou encore de la chimie quantique. Pour l'instant, ma priorité en la matière est de savoir quand nous pourrons livrer notre premier calculateur quantique. En attendant, nous souhaitons promouvoir la création d'un premier embryon d'écosystème sur ce segment. L'idée étant de préparer les développeurs à cette opportunité pour qu'ils puissent l'exploiter pleinement dès la technologie disponible.

Quand estimez-vous pouvoir aboutir ?

"J'ai tendance à penser que nous réussirons à construire notre premier ordinateur quantique en 10 ans"

J'ai pris la responsabilité de ce domaine de recherche chez Microsoft il y a quatre ans. J'estimais au départ à une cinquantaine d'années le temps nécessaire pour parvenir à construire une telle machine. Après une première étude approfondie du sujet, j'en ai conclu qu'il nous faudrait plutôt 15 ans. Aujourd'hui, j'ai tendance à penser que nous réussirons en 10 ans. Partant de cette estimation, j'ai décidé de placer le chantier dans ma feuille de route.

Quel est le principal défi à relever pour parvenir à construire un ordinateur quantique ?

Les problèmes sont complexes. Nous avons développé une équipe pluridisciplinaire sur le sujet, composée d'informaticiens, de physiciens, de mathématiciens, d'ingénieurs en cryogénie... Le principal challenge technique est de faire en sorte que le bit quantique, ou qubit, soit suffisamment stable pour s'exécuter. Si on fait le parallèle avec les origines de l'informatique, nous en sommes au tout début. En quelque sorte, nous n'avons pas encore conçu notre premier transistor.

Que pensez-vous des premières initiatives dans ce domaine ?

Les offres actuellement disponibles sont plutôt des simulateurs quantiques. D'ailleurs, nous proposons depuis la semaine dernière nous même une telle solution, par le biais de notre cloud Azure. Elle permet de commencer à tester des applications quantiques, en vue d'anticiper l'arrivée de véritables plateformes.

Vous construisez actuellement en interne un supercalculateur basé sur une grille de calcul. Allez-vous mettre cette technologie à disposition sur Azure ?

Nous sommes en train de créer le supercalculateur le plus puissant jamais conçu au monde, en termes de nombre d'opérations traitées par seconde (lors de la conférence Hot Chips 2017, Microsoft a démontré que cette technologie pouvait atteindre une capacité de 39,5 teraflops ndlr). Cette infrastructure que nous avons baptisée Brainwave s'appuie sur des milliers de serveurs à base de puces FPGA (pour Field-Programmable Gate Array ndlr) installés dans nos datacenters. Ces puces programmables permettent une grande flexibilité, notamment pour exécuter des traitements dans le deep learning, le traitement du langage... Certains de nos produits y ont déjà recours, Bing par exemple. Nous prévoyons de commercialiser cette technologie dans les prochains mois via notre cloud Azure.

Harry Shum est vice-président exécutif du groupe IA et recherche de Microsoft depuis 2013. Cette entité, qui compte 8 000 personnes, regroupe toutes les activités de recherche et développement de Microsoft en matière d'intelligence artificielle. Son champ de R&D s'étend également aux domaines de l'infrastructure, des services et des applications. Harry Shum a rejoint Microsoft Research en 1996. En 1998, il fait partie de l'équipe à l'origine de Microsoft Research Asia dont il supervise les activités de recherche quelques années plus tard. De 2007 de 2013, il est vice-président corporate en charge du développement produit de Bing. Harry Shum est diplômé d'un Ph.D. en robotique de l'école d'informatique de l'université Carnegie Mellon. En 2017, il a été élu membre de l'Académie nationale d'ingénierie des Etats-Unis.