Cloudflare : le jour où le web s'arrêta
La panne Cloudflare interroge sur la dépendance du web à quelques acteurs clés : quels risques systématiques, quelles bonnes pratiques à adopter pour renforcer la résilience des SI des entreprises ?
18 novembre 2025 : un incident technique chez l’américain Clouflare a paralysé une multitude de services en ligne à travers le monde pendant près de quatre heures, perturbant aussi bien les sites institutionnels que les plateformes grand public. Cet incident a rappelé à quel point l’infrastructure d’Internet repose sur quelques acteurs clés, souvent méconnus du grand public mais indispensables au fonctionnement du web.
Au-delà du simple dysfonctionnement technique, cet épisode interroge sur la dépendance croissante des entreprises à ces prestataires, les risques systémiques associés et les bonnes pratiques à adopter pour renforcer la résilience de leurs systèmes d’information.
Cloudflare, colonne vertébrale invisible du web
Cloudflare est un « reverse proxy », c’est-à-dire un service intermédiaire par lequel passe un utilisateur lorsqu'il veut accéder à un site internet. Cela recouvre :
- Du CDN, ou "Content Delivery Network", qui permet de répliquer le contenu d'un site web sur plusieurs serveurs dans le monde, afin que l'utilisateur se connecte à une instance géographiquement la plus proche possible, dans le but de réduire la latence
- Des protections contre les cyberattaques ou des firewalls applicatifs (WAF)
- Des services DNS, traduisant le nom d'un site web en une adresse IP d'un serveur
- On estime aujourd'hui que 1 site internet sur 5 utilise ses services. Un ratio qui monte à 1 sur 3 pour les sites les plus importants.
Cloudflare dispose à ce jour de plusieurs dizaines de milliers de serveurs à travers le monde, sur 330 datacenters dans 120 pays ; un réseau tentaculaire qui explique l’ampleur de la panne en cas d’incident.
Une mise à jour banale, une réaction en chaîne mondiale
Selon les informations publiées par Cloudflare, la panne a eu pour origine le déploiement automatique à grande échelle d'un fichier de configuration dont la taille n'était pas supportée par le logiciel qui l'exploitait. Lors de l'affichage d'une page web, le serveur générait alors une erreur 500 ("erreur interne" du serveur), visible par l'utilisateur. Résultat : une indisponibilité à l’échelle mondiale pendant 3 à 4 heures.
Plusieurs pannes majeures avaient déjà mis en lumière la fragilité de certains acteurs d’infrastructure centraux :
- 19 juillet 2024 : une mise à jour d’un agent de sécurité de CrowdStrike a déclenché des écrans bleus en chaîne et l’arrêt de plus 8 millions de postes et serveurs dans le monde, provoquant une désorganisation massive dans des secteurs critiques (transport aérien, banques, santé, services publics…).
- 25 janvier 2023 : la modification d’une adresse IP a provoqué un problème de routage et une panne mondiale de près de 5 heures affectant Outlook, Teams et d’autres services Microsoft 365.
- 13 octobre 2021 : une erreur humaine lors d’une modification de configuration réseau a provoqué une panne majeure d’OVH, affectant de nombreux sites et services (hébergement web, mails, téléphonie) pendant plusieurs heures
Quels enseignements tirer de ces incidents ?
De tels événements mettent en lumière la dépendance des entreprises à un prestataire unique — ce que l’on appelle un Single Point of Failure (SPOF) — dans un environnement numérique devenu complexe et interconnecté. Pour limiter l’impact d’une défaillance, il est essentiel de disposer de Plans de Continuité (PCA) et de Plans de Reprise d’Activité (PRA) solides, capables d’assurer la résilience du système d’information en cas de panne d’un maillon critique.
Ces incidents servent également d’électro-chocs : ils rappellent l’importance de conduire régulièrement des audits techniques, des exercices de crise pour tester la robustesse de l’infrastructure. Bien sûr - tout doubler ou redonder a un coût - un arbitrage doit être fait en fonction du niveau de risque acceptable pour l’entreprise.
Sur le plan juridique, une revue des contrats, des engagements en termes de niveau de service (SLA) des prestataires, et/ou des pénalités applicables, mais également des perspectives de recours dans l’hypothèse d'un incident de plus grande ampleur peut également être déclenchée.
Dans un autre domaine, face à l'externalisation massive des services vers des prestataires hors Europe, la question de la souveraineté et de la confidentialité des données ressurgit (Cloud Act).
Quels enseignements pour les prestataires de services ?
Les incidents techniques ponctuels (pannes matérielles, erreurs de configuration, dysfonctionnements logiciels) restent fréquents. Et comme pour les cyberattaques, l’analyse des causes met presque toujours en évidence un facteur commun : l’erreur humaine.
L’automatisation croissante et la délégation de certaines tâches à des prestataires ou à l’IA répondent à un besoin d’efficacité mais ne dispensent en rien d’un contrôle rigoureux. À chaque étape d’un processus, et plus encore sur le livrable final, des vérifications (manuelles ou automatisées) demeurent indispensables pour éviter qu’une simple anomalie ne se transforme en incident majeur.
Par ailleurs, ce type d'incident révèle le besoin d'anticiper la communication de crise (canaux, messages-clés…) afin d'être prêt dans l’heure à passer les bons messages et adopter un discours rassurant auprès de ses clients.
Un tel événement est-il assurable ?
Par la nature des services proposés par Cloudflare, ce sont des sites internet grand public qui ont majoritairement été affectés par la panne : des sites de vente en ligne, des outils comme ChatGPT, etc. Les contrats d'assurance spécialisés peuvent proposer une couverture contre les défaillances ou erreurs humaines de prestataires ; les pertes d'exploitation qui en résultent peuvent ainsi être garanties. Toutefois, une franchise - généralement de 6 ou 12 heures - reste à charge de l'assuré.
Pour une indisponibilité de quelques heures, il convient également de distinguer les activités ayant pu permettre un effet de rattrapage (vente en ligne, billetterie, etc), des services "instantanés" (bornes de recharge de véhicule électrique, etc.) qui sont irrémédiablement impactés.
Et si le véritable défi était désormais celui du temps ?
La panne Cloudflare n’est pas seulement un incident technique : elle révèle une transformation silencieuse mais fondamentale de notre rapport au temps dans un monde numérique où tout va très vite. Quelques secondes suffisent pour déployer une mise à jour à l’échelle mondiale, quelques minutes pour qu’un dysfonctionnement local devienne un événement planétaire, et quelques heures pour immobiliser des services essentiels, bouleversant des milliers d’entreprises et des millions d’utilisateurs. Cette compression du temps entre la cause et la conséquence, entre l’incident et son impact change profondément les règles du jeu.
Les entreprises doivent anticiper plus vite, réagir plus vite, se relever plus vite. Les consommateurs de produits ou de services attendent une réponse immédiate. A défaut, ils n’hésitent pas à basculer chez un autre fournisseur.
Et cela interroge directement les professionnels de l’assurance : comment adapter les modèles d’indemnisation, les franchises, les garanties et les analyses de risque à des sinistres numériques dont la temporalité s'éloigne des schémas historiques ?
Demain, la question ne sera peut-être plus seulement de savoir si un incident surviendra, mais à quelle vitesse il se propagera et à quelle vitesse l’organisation pourra s’en remettre. C’est là un champ d’action majeur pour l’écosystème assurantiel : repenser les garanties autour de l’instantanéité, intégrer les risques systémiques liés aux acteurs mondiaux, et accompagner les entreprises dans une résilience qui ne se mesure plus uniquement en jours, mais en minutes.
La panne Cloudflare nous rappelle finalement une évidence : dans un monde où la technologie accélère tout, la gestion du temps devient le premier risque… et peut-être la première opportunité pour celles et ceux qui sauront l’anticiper.