Jean-Baptiste Rudelle (Criteo) "Nous investissons 20 millions d'euros dans un laboratoire dédié à l'IA à Paris"

Revenu il y a deux mois aux manettes de la société qu'il a cofondée, Jean-Baptiste Rudelle explique pourquoi Criteo prend le virage de l'IA et revient sur les turbulences qui ont marqué les six derniers mois.

JDN. Criteo annonce investir 20 millions d'euros dans l'intelligence artificielle et la R&D. Pourquoi ?

Jean-Baptiste Rudelle est cofondateur et président de Criteo. © S. de P. Criteo

Jean-Baptiste Rudelle. Parce que c'est un sujet qui ne doit pas être la chasse gardée des Gafa qui sont pour l'instant les seuls à avoir les moyens d'investir et qui, lorsqu'ils le font en France comme Facebook, en profitent pour nous piquer nos talents au moment de l'ouverture de leur laboratoire.

Criteo, qui a déjà des liens très forts avec le secteur de la recherche et le monde universitaire grâce son équipe de R&D, soit plus de 600 personnes, peut proposer une alternative à ces Gafa. C'est pourquoi nous voulons consacrer 20 millions d'euros à l'ouverture d'un laboratoire dédié à l'intelligence artificielle à Paris et que nous comptons recruter près de 150 chercheurs et ingénieurs pour plancher sur le sujet.

Quels seraient concrètement les champs d'application de vos recherches. Des domaines connexes à l'activité de Criteo comme la publicité ou le marketing ?

Nos travaux vont bénéficier à l'ensemble de l'écosystème. Qu'il s'agisse des clients annonceurs de Criteo, pour les aider à être plus pertinents dans leur relation au consommateur, ou des éditeurs, pour les aider à mieux monétiser leurs contenus. Nous voulons promouvoir un Internet ouvert et développer une IA qui soit au service du consommateur, qui lui assure un contrôle total de ses données et qui lui propose des publicités plus responsables et des produits qui l'intéressent. Le  consommateur veut le contrôle de ses données et une totale transparence quant à l'utilisation qui en est faite.

Le recours à la blockchain est le meilleur moyen de remédier à cette problématique de traçabilité. De plus en plus de projets appliquent la technologie au marché pub. Est-ce que ce sera votre cas ?

La blockchain n'est qu'un moyen, pas une fin en soi. Et son utilisation est beaucoup moins simple dans la réalité que sur le papier. Nous essayons bien évidemment de voir dans quelle mesure elle peut nous aider. Mais nous restons agnostiques quant aux technologies à utiliser. Et pour être honnête, je crois beaucoup plus au deep learning.

"La plupart des critiques adressées à Criteo sont injustifiées"

Investir dans l'IA est-il un moyen pour Criteo de s'affranchir du modèle du retargeting display, qui représente la quasi-totalité de ses ventes mais commence à s'essouffler ? En témoigne votre  prévision de croissance encore en baisse cette année, comprise entre 3 et 8% ?

J'ai conscience que beaucoup de personnes ont émis des doutes quant à l'avenir de Criteo au cours des derniers mois. Mais je trouve que la plupart de ces critiques sont injustifiées. Criteo était effectivement une société mono-produit il y a deux ans et cela posait problème. Mais ce n'est plus le cas. Nous avons consenti de gros efforts d'investissement pour en faire une plateforme qui couvre tous les besoins de nos clients, depuis l'acquisition jusqu'au réengagement, en passant bien évidement par le retargeting.

La majorité des annonceurs n'ont aujourd'hui pas les moyens d'investir dans leur souveraineté technologique et sont contraints de donner les clés à Facebook et Google. Nous voulons leur proposer une alternative d'autant plus séduisante que nous n'avons pas d'agenda caché contrairement aux Gafa. C'est aussi ce positionnement de tiers de confiance que nous voulons avoir auprès des e-commerçants avec une offre comme Criteo audience activation platform, qui leur permet de mieux monétiser leur audience. C'est ce que fait Amazon et c'est ce qui lui permet d'aspirer une part disproportionnée d'investissements pubs au regard de son poids sur le marché. Soyez-en sûr, nos intérêts sont alignés avec ceux de nos clients e-commerçants dont beaucoup sont déjà dépendants de Google et attaqués de tous les côtés par Amazon.

Justement, vous voulez faire de Criteo Sponsored Products for brand un anti-Amazon en proposant aux e-commerçants de se réunir au sein de votre solution pour créer un effet d'échelle. Mais le numéro 1 français de l'e-commerce Cdiscount a préféré lancer une offre similaire tout seul. De même, votre offre de partage de données et de ciblage de nouveaux clients à destination des e-commerçants est en concurrence directe avec les projets data de Carrefour et Casino, Foodlab et Relevan C

Je peux vous assurer que depuis que mon retour aux commandes il y a deux mois, les retours du marché sont très positifs… Je conçois tout à fait que certains préfèrent rester maîtres à bord et ça tombe bien car nous sommes agnostiques. Si une place de marché préfère commercialiser elle-même son offre de résultats sponsorisés, pas de soucis. Elle peut utiliser notre technologie en marque blanche et tout gérer elle-même. Notre philosophie a beaucoup changé par rapport à nos débuts. Il faut bien l'avouer, nous fonctionnions comme une boîte noire et en managed services.

Pouvez-vous nous dire qui des marketplaces du top 10 français s'est laissée convaincre ?

Fnac-Darty et Rue du Commerce utilisent notre offre "sponsored products". Nous sommes tenus avec d'autres par des accords de confidentialité. Je ne peux malheureusement donc pas vous donner davantage de noms.

"Nous regardons de très près la vidéo, c'est le bon timing"

Vous lancez de nouveaux produits mais tous s'adressent à votre cœur de cible historique, les RTC (retail, travel and classifieds). Criteo est-il incapable de proposer des offres de branding pensées pour les groupes de la grande conso, du high-tech ou de l'industrie auto ?

C'est en se focalisant sur ce qu'il sait faire de mieux que Criteo a réussi à connaître de tels multiples de croissance au fil des années. Nous n'aurions jamais pu être où nous en sommes si nous nous étions éparpillés. D'ailleurs j'ai passé les dix dernières années à rejeter ce genre de sollicitations. Aujourd'hui encore, je suis atterré quand un entrepreneur me confie qu'il réalise 20 millions d'euros de chiffre d'affaires avec trois lignes de produits différentes. Pourquoi un tel éclatement de l'activité ? A 100 millions d'euros je pourrais le comprendre mais avant cet échelon, je pense qu'il est préférable de se concentrer sur un métier, jusqu'à le maîtriser parfaitement.

Certes mais Criteo réalise aujourd'hui plus de 2 milliards de dollars de chiffre d'affaires. N'est-il pas temps de prendre des risques ?

Bien sûr, aujourd'hui nous avons des moyens bien plus importants et nous pouvons nous permettre d'avoir une offre bien plus étoffée. Celle-ci intéresse déjà au-delà de monde de retail mais nous allons creuser d'autres pistes pour être encore plus pertinents vis-à-vis des secteurs que vous mentionnez.

Bientôt une offre Criteo sur la vidéo, donc ?

C'est un sujet que nous regardons de très près. L'écosystème n'était absolument pas mature il y a quelques années. C'est le bon timing.